Quelque chose des oiseaux (6/20). Accéder au sommaire du feuilleton
.
.
Hier et avant-hier, j’ai emprunté des livres à la bibliothèque municipale de Genève et à celle de la Fondation Michalski. Des essais, des traités, des méditations sur les oiseaux, et même un guide de birdwatcher. Je me plonge avec délectation dans ce monde que je ne connais pas, mais aussi avec une certaine stupeur : on se rend compte, c’était prévisible, que les choses sont plus compliquées que « Voici les oiseaux, ils possèdent telles et telles caractéristiques ». Les savoirs que nous avons sur eux sont historiquement construits, fragiles, pour partie contradictoires. Plus on lit et plus on en sait, mais plus on en sait et plus on comprend que ce qu’on sait relève de l’opinion autant que du savoir. Du moins, pour celui qui comme moi ne lit que de seconde main, et est forcé d’accepter comme des faits ce qu’on lui raconte, sans avoir jamais la possibilité d’exercer son esprit critique, déceler des biais, comprendre les protocoles expérimentaux, mesurer la part d’hypothèses, etc. L’ornithologue sur le terrain, le scientifique qui publie son article dans Nature, maîtrisent évidemment le savoir qu’ils produisent, ce qui signifie qu’ils savent exactement à quel endroit c’est 100% solide, à quel endroit ils s’aventurent, ce qui relève de la polémique, ce qui est factuel, ce qui dépend de l’expérience, ce qui est nouveau, ce qui est établi depuis cent cinquante ans. Mais le pauvre bougre en bout de chaîne, comme moi, reçoit à la becquée des thèses sans aucune idée de la manière dont elles ont été produites, de la limite concrète de leur validité, et au fond de leur sens. Il peut emmagasiner des savoirs, il croira toujours connaître davantage qu’il ne connaîtra en effet. (Alors que je relis ces lignes, j’entends le merle. Il ne babille pas, il s’époumone carrément ; on dirait vraiment qu’il m’appelle. Ne ferais-je pas mieux d’aller à la fenêtre plutôt que de faire des piles de livres et de passer de l’une à l’autre ?)
ce pourrait être un condor ou
un sac poubelle ; nous sommes si loin, il file si vite,
un oiseau passe
Quand je me suis lancé, sans trop réfléchir, dans ce projet, j’ai choisi de parler des oiseaux non pas directement, mais en composant des poèmes (ou les fragments d’un grand poème) à partir de photographies où ils apparaissent toujours lointains, flous, comme des taches presque spectrales. Il y a bien quelque chose de sensible, dans les photos de Min, mais il nous montre des oiseaux de telle sorte que cette exposition prête le flanc au plus bas degré de connaissance. On ne peut identifier ni les sexes, ni les âges, ni souvent les espèces des individus en question. Ce sont des oiseaux, voilà tout. Nous voyons–: « des oiseaux ». Choisir un tel cadre pour écrire ne répondait ni à la flemme (je ne ferais aucun effort) ni à la prudence (je ne m’aventurerais pas à formuler des énoncés contestables) ; il s’agissait plutôt de faire affleurer cette ignorance même, qu’un peu de birdwatching peut nous faire croire avoir définitivement dépassée. Dans sa postface à Habiter en oiseau de Vinciane Despret, Baptiste Morizot écrit : « J’étais en train de lire un roman au soleil. Je suis content, car je reconnais à l’oreille le pouillot véloce. Quelque chose me chiffonne néanmoins, c’est que je n’en sais pas beaucoup plus, je n’ai que son nom d’espèce, c’est dérisoire, c’est même insultant pour lui. » Celui qui sait nommer une espèce est heureux : il y a une satisfaction, et même un peu de vanité à reconnaître un oiseau par son chant. En même temps, cette connaissance est la plus superficielle qui soit : qu’est-ce que je connais, quand j’ai un nom ? Ce n’est pas rien, d’accord ; mais qu’est-ce que c’est exactement ? Car ce n’est pas vraiment son nom, n’est-ce pas : les noms sont de fabrication humaine et projetés sur les oiseaux. Que sait-on de vous, une fois qu’on a dit que vous étiez un ukubangumntu (qui signifie je vous laisse deviner quoi, dans je vous laisse deviner quelle langue) ?
l’espèce construit son habitat
au-dessous des montagnes,
sur un coteau, au pied d’un pain de sucre
plus escarpé, face au soleil
au bord du lac offrant
en réservoir sa nourriture
et un couloir de navigation ;
Et moi, je ne suis même pas un birdwatcher : je ne possède même pas les noms. Je n’ai rien. Je suis tout nu dans mon rapport aux oiseaux. Au moins (touchons une bonne fois pour toutes le fond de la piscine) je sais que je ne sais pas, ce qui peut offrir un commencement à une enquête ; mon but n’est donc ici ni de (me) faire croire que je sais, ni de me complaire dans l’ignorance (il suffirait de ne rien écrire) — quoi, alors ?
parfois, on dirait que les villes
s’étalent au bord de l’eau
pour contempler l’oiseau venu
à toute vitesse d’on-ne-sait-où, allant
on-sait-où, les hommes
ont aménagé leurs gradins
et assistent médusés à ce prodige
qu’un photographe épingle
Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret répète à de nombreuses reprises que l’enjeu doit être de comprendre « ce qui compte » pour les oiseaux, développer notre attention à eux, de sorte qu’eux, à leur tour, « comptent » pour nous. Je suis d’autant plus sensible à de telles propositions, que j’ai défini pour ma pratique récente de l’écriture une espèce de devise, « dire ce qui compte à ceux qui comptent » (en précisant toutefois que chaque mot, dans cette phrase, était pour moi une question). Ce n’est pas un hasard : j’ai lu avec enthousiasme des livres de Bruno Latour ou d’Émilie Hache, philosophes dont Vinciane Despret est proche. Il reste pourtant que l’enjeu n’est pour moi pas situé exactement au même endroit que pour elle, et c’est sans doute pourquoi ce que je fabrique relève de la poésie et non de l’éthologie : ce qui m’intéresse, ce n’est ni de comprendre ni de révéler ce qui compte pour les oiseaux. D’autres le feront infiniment mieux (je pars de si loin). C’est plutôt de comprendre « ce qui compte » pour moi. Moi aussi, je suis un animal. J’ai des attachements, des rapports aux territoires, des désirs et des peurs. Je suis un oiseau comme tout le monde. La poésie est une auto-éthologie. En me proposant d’écrire « sur les oiseaux », je voudrais autant en découvrir sur mon territoire et mes attachements que sur les leurs. Dans le premier volume de son Ornithologie du promeneur, Dominique Meens écrit « L’ornithologue explique l’oiseau à l’homme, j’explique l’homme aux oiseaux ». Pour ma part, je n’explique rien, et je ne chante pas pour les oiseaux (je sais à peine siffler) ; mais je pourrais soutenir un renversement du même ordre : alors que l’ornithophile intensifie son attention aux oiseaux et cherche à comprendre ce qui compte pour eux, j’essaie de comprendre en parlant des oiseaux (en les regardant, en lisant des livres sur eux) ce qui compte pour moi. L’oiseau n’est pas l’objet de mon investigation, c’est plutôt un révélateur. Quel est l’objet, alors ? Je l’ai dit, « ce qui compte ». Mais encore ?
à moins que l’animal ne passe inaperçu de tous
les rues des villes étant désertes
les quais désaffectés
parce qu’hommes et femmes sont à l’usine
au restaurant, au cinéma ;
pourtant les oiseaux filent
de l’autre côté de l’écran
et nous voyons leur ombre se mêler
aux silhouettes animées —
J’écris un poème et non un article pour Nature, je ne sais pas exactement quel est l’objet. Je n’exclus pas que ce qui compte soit justement : « Quel est l’objet–?–»
ainsi nous connaissons leur existence
.
.