Quelque chose des oiseaux (4/20). Lire les épisodes précédents
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Les étendues d’eau de Byung-Hun Min ont beau être probablement coréennes, elles me font penser aux paysages de la Camargue, ou à la photographie (un marais coiffé de roseaux, que survolent deux belles oies au soleil couchant) qui orne la couverture de l’édition d’A Sand County Almanach & Other Writings on Ecology and Conservation d’Aldo Leopold chez Library of America. Dans le chapitre intitulé « March. The Geese Return », Leopold identifie les oies à de véritables prophètes : car à l’inverse des autres migrateurs qui peuvent toujours faire demi-tour s’ils se sont trompés, « une oie qui migre, misant trois cent kilomètres de nuit noire sur le fait de trouver un trou dans le lac, n’a pas l’opportunité de battre en retraite facilement. Son arrivée porte avec elle la conviction d’un prophète qui a brûlé tous ses ponts. [a migrating goose, staking two hundred miles of black night on the chance of finding a hole in the lake, has no easy chance for retreat. His arrival carries the conviction of a prophet who has burned his bridges.] »
Prophète, c’était aussi le mot utilisé par Poe (que j’avais cité la dernière fois) pour qualifier son corbeau. Mais l’oie, elle, ne construit pas, avec ses cris en -ore, un récit poétique et mélancolique. D’ailleurs ses cris ne sont pas poussés à l’adresse du rêveur : « Une fois les premières oies arrivées, elles criaillent une bruyante invitation à toutes les troupes de migratrices, et en quelques jours le marais en est rempli. [once the first geese are in, they honk a clamorous invitation to each migrating flock, and in a few days the marsh is full of them] » L’oie demeure fondamentalement étrangère, et même s’il les a longtemps observées, Leopold conclut sa rêverie sur le rapport des oies aux plaines de maïs qu’elles choisissent, par l’exclamation suivante : « Comme le monde serait ennuyeux, si nous connaissions tout des oies ! [What a dull world if we knew all about geese!] »
Observer les oiseaux, en ce sens, ne sert pas à connaître les oiseaux — comme si c’étaient là des objets, répondant à des lois. Cela sert plutôt à repérer ce qui, dans leur comportement, est effectivement de l’ordre de l’objet, et ce qui, étant irréductiblement singulier, ouvre vers quelque chose de plus complexe, qui nous échappe. Inexplicable donc non pas parce que nous n’avons pas fait attention, mais inexplicable parce que ce sont des formes de vies (et des rapports au monde) trop différentes des nôtres. Ce qui me fait penser à cette proposition de Simone Weil dans la Pesanteur et la Grâce : « La raison ne doit exercer sa fonction que pour parvenir aux vrais mystères, aux vrais indémontrables qui sont le réel. L’incompris cache l’incompréhensible, et pour ce motif doit être éliminé. » Il faut connaître pour éliminer la simple ignorance et toucher le véritable inconnaissable. Dans le même ordre d’idées, Leopold se demande un peu plus loin pourquoi les criaillements des oies solitaires sont si déchirants et rapporte que le recours aux mathématiques lui a permis d’affirmer que les oies se déplacent par six, ou par multiples de six. Il en conclut que les troupes d’oies sont des familles, et que les oies solitaires sont des survivantes de la chasse, cherchant en vain un membre de leur famille. « Maintenant je peux, conclut-il, pleurer avec et pour les criailleuses solitaires [Now I am free to grieve with and for the lone honkers]. » La connaissance qui fait des bêtes des objets de savoir n’est qu’un moyen pour les aimer au bon endroit, sans que cette empathie — étant le fruit de notre seule projection basée sur l’ignorance — ne soit qu’une forme de complaisance pour notre propre imagination.
Voilà sans doute le rapport juste que nous pouvons avoir avec les oiseaux : les observer et les connaître jusqu’à toucher le point où ce savoir touche autre chose : le mystère, l’empathie. Le point, par conséquent, où ils nous échappent vraiment — ou au contraire, où nous pouvons partager leur souffrance (j’en suis pour ma part aussi loin que de parler le mapudungun). Ici comme chez Poe, le lieu de notre rapport à eux est donc un entre-deux, une équivoque. Dans « The Raven », l’oiseau disait la vérité et nommait proprement les choses, délivrait le sens d’une rupture, mais on ne savait jamais vraiment si ce n’était pas un rêve. Ici, il faut connaître les oies pour que ce savoir se transforme en son contraire — mystère, empathie.
Les oiseaux diffèrent davantage les uns des autres, biologiquement parlant, qu’un homo sapiens d’un ouistiti (en tout cas, ils se sont différenciés plus tôt dans l’histoire des espèces). Ils sont comme nous et ne sont pas du tout comme nous. Par un côté l’on n’y comprend rien, par un autre on peut éprouver ce qu’ils ressentent. Je ne sais si c’est de cela que devra parler mon poème. J’ouvre le livre de Min à la deuxième photo, je laisse tomber des vers…
en chute libre, plus haut
que la montagne effacée par la brume
du lac, l’oiseau, ne demande pas son nom,
l’individu ! se jette à pic
vers un poisson qu’il a seul aperçu
ou tombe en torche, succombant
à la décharge d’un chasseur que cache
le buisson sur la plage
_________________ rocheuse ;
sous la petite masse silencieuse
prédatrice ou martyre, plumes en désordre,
quelque chose luit : est-ce une flamme
le dévorant, le bec ardent
prêt à frapper sa proie
_________________ ?
___________________ le photographe l’a saisi
en un point d’interrogation qui brûle
dans les hauteurs et plonge
____________________ sur la page gris cendre
d’une équivoque qui nous est adressée
_______________—__—–_____ ; j’hésite
à retourner le livre, ailes déployées,
ou fermer le clapet
_____——_____sur l’animal
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