Fleur ou non-fleur

花非花
白居易

花非花,雾非雾。
夜半来,天明去。
来如春梦不多时,
去似朝云无觅处。

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Fleur ou non-fleur
Bai Juyi (772 – 846)

__ Fleur ou non-fleur, brume ou non-brume,
__ Qui vient la nuit et part dès l’aube —
Qui vient comme une rêverie, un court moment,
Et part, en nuée du matin, pour disparaître.

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Commentaire

Ce poème très célèbre de Bai Juyi (considéré par la tradition comme un achèvement de singulière beauté) est assez difficile à traduire, en raison de l’économie de son expression et l’ambiguïté conséquente. Ainsi, la première expression, « hua fei hua », qui signifie littéralement « fleur non fleur », doit-elle être comprise comme une affirmation (« la fleur n’est pas la fleur »), ou comme une question (« est-ce une fleur ? »). J’essaie d’incarner dans mon petit « ou » (qui peut signifier « ou bien » mais aussi « c’est-à-dire ») cette ambivalence. Au troisième vers, faut-il entendre « chunmeng » au sens littéral (« rêve de printemps », ce qui semblerait aller avec la fleur), ou au sens figuré (« illusion », ce qui serait confirmé par la mention de sa brièveté) ? Enfin, « chao yun », nuage du matin, dissimule-t-il comme certains commentateurs le suggèrent, une référence à la cour impériale (puisque « chao » non seulement signifie « matin », mais renvoie aussi aux « dynasties ») ? À défaut de pouvoir rendre compte de toutes ces significations (traduire, c’est choisir), j’ai essayé de faire apparaître d’un côté la tonalité morale du poème (allégorisant, dans la tradition bouddhique, l’impermanence des choses), et de l’autre sa forte structure — en traduisant les deux premiers vers (six caractères césurés après le troisième) par deux fois 4 syllabes, et les deux suivants (sept caractères césurés après le quatrième) par deux dodécasyllabes 8-4.

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Les paysans de la Wei

渭川田家
王维

斜阳照墟落,
穷巷牛羊归。
野老念牧童,
倚杖候荆扉。
雉雊麦苗秀,
蚕眠桑叶稀。
田夫荷锄至,
相见语依依。
即此羡闲逸,
怅然吟式微。

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Les Paysans de la Wei
Wang Wei

Quand un rayon oblique éclaire le village,
par les pauvres allées, bœufs et moutons reviennent.
De rustiques vieillards attendent les bouviers,
appuyés sur leur canne au seuil tressé de ronces.
Dans les épis de blé hauts les faisans criaillent ;
dans le mûrier sans feuille, un ver à soie somnole.
Les hommes des champs portent leur houe sur l’épaule,
et en s’apercevant traînent pour bavarder.
L’envie nous prend alors de cette vie tranquille ;
et tristement nous récitons « Diminué ».

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Commentaire

Par défaut (sans mention expresse d’un caractère porteur de cette signification), la langue chinoise ne distingue ni le genre ni le nombre : le poème ne nous dit pas s’il y a un ou plusieurs bœufs, un ou plusieurs vieux (ou si ce sont des vieilles), un ou plusieurs faisan, mûrier, bombyx. Si une partie de cette indécision est levée par le bon sens ou l’habitude (en général, les épis de blé vont en bande et les bœufs en troupeau), le traducteur français est malgré tout sommé de faire des choix, et ce faisant, de préciser ce qui ne l’était pas dans l’original. De même, aucun pronom personnel n’explicite le sujet des verbes dans les deux derniers vers : le contexte laisse supposer qu’il s’agit du poète, intellectuel urbain jaloux de la scène pastorale qu’il reconstruit pour nous. Mais parle-t-il en son nom propre, ou en celui de tous les intellectuels, les urbains, les fonctionnaires ? Je dois avouer que j’ai aussi choisi ce « nous » pour l’euphonie du trimètre final. Celui-ci fait référence à « Diminué », un poème du Shijing que j’ai traduit ainsi dans le volume paru au Corridor bleu : « Diminué et diminué / comment ne pas rentrer ? / Prince diminué dans son honneur / pourquoi rester dans la rosée ? // Diminué et diminué / comment ne pas rentrer ? / Prince diminué dans sa personne / pourquoi rester là dans la boue ? » La Wei du titre est d’ailleurs elle-même une rivière à laquelle le Shijing fait souvent mention.

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L’enrôlement jadis

古从军行
李颀

白日登山望烽火,
黄昏饮马傍交河。
行人刁斗风沙暗,
公主琵琶幽怨多。
野云万里无城郭,
雨雪纷纷连大漠。
胡雁哀鸣夜夜飞,
胡儿眼泪双双落。
闻道玉门犹被遮,
应将性命逐轻车。
年年战骨埋荒外,
空见蒲桃入汉家。

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L’enrôlement jadis
Li Qi (690–751)

Plein soleil. Grimpant la montagne
__ on guette les signaux de feux.
Nuit tombée. Les chevaux s’abreuvent
__ à la rivière Croisement.

Un garde cogne la gamelle.
__ Du vent. Du sable. Les ténèbres.
La princesse en jouant du luth
__ exprimait beaucoup de tristesse.

Steppe de nuages à perte
__ de vue, sans rencontrer de ville ;
la pluie, la neige à tour de rôle
__ tombent sur le vaste désert.

Les oies sauvages crient leur peine
__ pendant leur vol, nuit après nuit ;
les Barbares ont dans les yeux
__ des larmes qui tombent par paires.

On a entendu quelqu’un dire
__ la Porte-de-Jade obstruée,
il nous faut donc risquer nos vies
__ en prenant les chariots légers.

An après an, les os de guerre
__ sont enterrés dans la nature —
pour voir des grappes de raisin
__ s’introduire dans nos foyers.

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Commentaire

Il y a beaucoup de choses à dire sur ce poème qui, comme celui de Li Bai, critique la guerre menée par l’Empire sur ses frontières ouest. Ma traduction du titre est volontairement un peu abrupte, dans la mesure où dans l’original le « jadis » renvoie non seulement à un thème des chansons populaires anciennes, mais sert aussi à faire passer la charge critique (comme si l’on ne parlait pas de l’enrôlement aujourd’hui). Dans le premier vers, le premier verbe (traduit par « grimper ») n’ayant pas de sujet explicite, certains traducteurs choisissent de voir « le soleil grimper » et d’autres, les soldats. Le poème joue probablement sur l’ambiguïté, que j’ai essayé de redonner avec mon participe présent. Le parallélisme étonnant du 3ème (« Un garde… ») et 4ème vers (« La princesse… ») mérite un peu d’explication : un soldat était chargé, la nuit, de faire du bruit sur les ustensiles de vaisselle pour remplacer les chiens de garde. D’autre part, allusion est faite à une princesse chinoise qui, enlevée par un prince « barbare », pleurait son exil avec son luth, sur le chemin de l’exil. On retrouve d’ailleurs ce goût du parallélisme dans la strophe suivante, avec l’usage du même mot, « hu » pour qualifier les oies (« sauvages ») et les ennemis (« barbares »). Il s’agit des soldats du Turkestan oriental, qui correspond aujourd’hui au Xinjiang, c’est-à-dire le pays ouighour, conquis à l’époque des Tang (et toujours administré par la Chine, avec la violence que l’on connaît). Un des résultats de cette conquête fut l’introduction de la vigne en Chine (d’où le dernier vers).

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Clair de lune sur le col

关山月
李白

明月出天山,
苍茫云海间。
长风几万里,
吹度玉门关。
汉下白登道,
胡窥青海湾。
由来征战地,
不见有人还。
戍客望边邑,
思归多苦颜。
高楼当此夜,
叹息未应闲。

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Clair de lune sur le col
Li Bai

La lune claire est sortie du Mont-Ciel
parmi la mer des nuages brouillés.

Un vent constant parcourant mille lieues
déferle au col de la Porte-de-Jade.

L’armée chinoise arrive à Pente-Blanche
et les Tatars surveillent le Mer-Bleu.

Jusqu’aujourd’hui de ces champs de bataille
on n’a jamais vu revenir personne.

Les gars de garnison, amers, regardent
la frontière en pensant à la maison.

Dans leur appartement, cette nuit-même,
sans pouvoir s’arrêter, leur femme pleure.

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Commentaire

La dramaturgie de ce poème (qui reprend, semble-t-il, le titre d’une chanson populaire) est particulièrement efficace : à la description d’un paysage presque inhumain dans sa grandeur et le sublime déchaînement des forces de la nature qui s’y joue, dans les deux premiers distiques, succède une évocation de la guerre en cours, avant que le poème réduise sa focale pour se concentrer sur la douleur des soldats au front, et de leur femme restée en ville, dans un final dont le pathétique est vraiment réussi. La première moitié pose une difficulté, dans la mesure où les noms propres sont à la fois mobilisés pour leur signification (qui n’est pas sans effet dans le drame du poème), et pour la référence précise à des lieux réels. Dans la mesure où ceux-ci ne disent pas grand-chose au lecteur français, il me semble (histoire de ne pas perdre à la fois le beurre et l’argent du beurre) préférable de redonner au moins leur signification littérale. Il faut préciser toutefois que ce que j’ai traduit par « le Mer-Bleu » désigne un lac (d’où mon choix d’un déterminant masculin) assez connu puisqu’il est le plus grand de toute la Chine, le Qinghai, situé sur le plateau tibétain. Dernière précision, dans l’optique d’accompagner l’effet dramatique des deux derniers distiques, je les ai traduits en décasyllabes 6-4, alors que les précédents adoptent le rythme plus classique 4-6.

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Chanson du poste-frontière

塞上曲
王昌龄

蝉鸣空桑林,
八月萧关道。
出塞入塞寒,
处处黄芦草。
从来幽并客,
皆共尘沙老。
莫学游侠儿,
矜夸紫骝好。

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Chanson du poste-frontière
Wang Changling (698–756)

Mûrier pelé où chantent les cigales.
Mois d’août. Route de Xiaoguan. Il fait froid.
En sortant et rentrant par le poste-frontière,
Des deux côtés on voit des roseaux jaunes.
Depuis longtemps, les gars de You et Bing
Vieillissent dans la poussière et le sable.
Ne le crois pas, le jeune cavalier
Hâbleur et fier sur son beau cheval mauve.

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Commentaire

« Les poèmes de frontière » (Biānsài shī 边塞诗) forment un sous-genre à part entière de la poésie des Tang, dans lequel s’est particulièrement illustré Wang Changling. Le poème s’y fait à la fois reportage de guerre miniature et fable allégorique, ou bien pour célébrer la gloire des généraux et exhorter les soldats au courage, ou au contraire pour déplorer les mauvaises conditions de vie au front et la mort des jeunes hommes sacrifiés (voir cet article). L’effet poétique repose fatalement en partie sur l’évocation de lieux aux noms extrêmement chargés (comme pourraient l’être, pour nous, Dien Bien Phu ou Checkpoint Charlie) qui ne diront pourtant absolument rien au lecteur français du XXIème siècle. Ici, Xiaoguan fait référence à la province autonome de Ningxia (une région située juste au-dessous de la Mongolie-Intérieure) et You et Bing désignent d’anciennes provinces chinoises attenantes (correspondant aujourd’hui à des parties du Hebei, Shanxi et Shaanxi).

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