Corps profanes

Concernant Sophie Rambert les noms d’Egon Schiele et de Francis Bacon, sans doute, comme des autorités tutélaires sous l’égide desquelles son travail continuerait de se développer, se surajouteront immédiatement à la contemplation des œuvres elles-mêmes, voire s’y substitueront jusqu’à nous les masquer. Il faudra mieux, en retournant la référence (à certains égards inévitable) aux deux grands aînés, regarder le travail de Sophie Rambert dans ses différences – plutôt que dans sa ressemblance peut-être trompeuse – avec eux, pour mieux voir ce qu’il s’y joue en propre. C’est que, s’il y va évidemment et essentiellement du corps, dans cette peinture lumineuse et torturée, c’est à la fois moins dans son devenir-animal pour étudier sa viande (Bacon, selon Deleuze) et dans son expressivité par rapport aux sources de sens comme le visage ou la société (comme chez Schiele), que pour l’étudier dans sa nudité absolue de corps : quelque chose qui bouge, qui saigne, qui jouit. S’il s’agissait pour Bacon et Schiele, en effet, d’étudier – même pour moquer ses prétentions – le corps en tant qu’il est corps d’homme, Sophie Rambert vient comme après la question de l’homme pour nous montrer la simple chair et peau dans laquelle nous habitons sans plus la voir, à force de l’habiller des significations sociales les plus diverses. Un corps nu, c’est-à-dire non seulement sans vêtement mais sans ordre. Non en tant qu’il est un corps d’homme – mais en tant qu’il est un objet, morceau prenant l’espace, et le temps.

Dans les années soixante et soixante-dix, Deleuze avait tiré d’Artaud l’expression de « corps sans organes » pour en faire l’un des concepts les plus féconds de sa philosophie. Il s’agissait d’y penser le corps dans sa non-fonctionnalité, c’est-à-dire non pas comme une machine, avec des organes ayant des fonctions précises à remplir, mais une surface libre, indéterminée, permettant de multiples organisations à travers lesquelles il s’agirait non seulement d’expérimenter, mais d’inventer le désir. C’est, me semble-t-il, dans un sens proche que l’on pourrait dire de l’œuvre en cours de Sophie Rambert qu’elle met en scène les figures d’un corps sans ordre, au sens où le corps qu’elle présente, nu, est à chaque fois désorganisé (tête en bas, pieds en avant, bref sens dessus dessous) – non par quelque délire schizophrène, mais par le point de vue depuis lequel la toile est peinte. Ce que nous apprennent ces toiles, ce faisant, c’est que c’est la vision qui ordonne le corps.

Chez l’artiste, le corps est présenté dans la crudité d’une perspective décentrée par rapport aux exigences civiles et communicationnelles qui nous le montreraient la tête en haut et les deux pieds sur terre, dans une bascule par laquelle se prouve qu’il pourrait s’agir d’autre chose – un autre sens et presque un autre corps. Ainsi désordonné, le corps devient en effet une pompe à menstrues, à battre des pieds ou à je-ne-sais-quoi – toutes figures auxquelles nous aurions accès dans la vie quotidienne (par exemple au lit, voyant notre compagne ou non compagnon sous certains angles) si nous ne recouvrions pas immédiatement ces visions, des voiles qui nous lui font remettre la tête à l’endroit et en premier plan alors même que nous devrions la voir – et que nous la voyons, en un sens – sens dessus dessous. La toile – dans l’éternité blanche d’un décor absent – nous forçant de nous arrêter sur ce moment qui dans la réalité passe et qu’on n’a pas vu (et qu’on ne saurait voir), l’art de Sophie Rambert est à l’exact opposé du portrait classique, qui se saisit d’une multiplicité de poses, pour organiser la figure d’une apparence idéale ou puissent se projeter les patterns de la psychologie sociale – le bon roi, la belle épouse, etc. ; il s’agit au contraire, ici, de casser la belle unité du corps spiritualisé pour le rendre à la multiplicité chaotique des poses singulières, de décomposer le mouvement des membres jusqu’à y trouver une figure singulière dans laquelle le corps puisse sortir de son ordre attendu et, devenant cette forme singulière parcourue de points d’intensité multiples que le jeu, expressionniste, des couleurs vient encore souligner, s’inventer un sens inassimilable par la machine sociale. Ce faisant, la peinture ne se contente pas, comme le disait Merleau-Ponty, de donner « existence visible à ce que la vision profane croit invisible », car elle est cette vision – ô combien difficile à tenir (et il s’agit là d’une éthique) – profane elle-même : ce que le fidèle, l’amoureux, le prêtre et le bon maire refoulent – ce qui existe et que nous ne saurons pas voir – le corps tout nu – décentré – renversé – la matière libérée de la vision qui ordonne.

Une réflexion sur « Corps profanes »

  1. Il y a presque deux ans je prenais la décision de m’engager dans l’armée, heu dans le dessin veux-je dire. C’était chouette alors de bosser pour illustrer tes Barbares. Un bel exercice, qui a renforcé ma décision.
    Et aujourd’hui ce beau texte !
    Merci Pierre.

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