Extrait d’un travail en cours sur Chongqing avec le photographe Patrick Wack.
D’abord témoigner de cela, de ce qui est posé, simplement là, et qui s’élève sur la dalle de béton au bord de la deux-fois-deux-voies périphérique au centre-ville ; l’entrée est obstruée par un tas de pots de peinture, de bâches, poutrelles arrachées, néons cassés, lavabos démontés, vaisselle éparpillée, morceaux de ferraille rouillée amortissant de son grain ocre épais la pluie qui ne cesse de tomber ; les escaliers mouillés sont décorés d’affiches arrachées, ils mènent un carrelage glissant jusqu’au troisième étage de l’immeuble en béton armé recouvert de fausses briques maladroitement tenues par un ciment noirci. Elle possède un nom, elle aussi, que ne peuvent mépriser les poètes officiels de l’harmonie municipale : L’Auberge de la forêt verte. Un énoncé de poésie, à même d’enchanter les masses. Ils n’ont pas dit : L’Hôtel de la Barre Grise. Nous venons établir des faits.
Pourtant, bien sûr, moi pas plus que Patrick n’établissons des faits quand il demande à la jolie pharmacienne en blouse rose s’il pourrait la photographier dans sa boutique, lorsque la pluie nous a poussés sous une arcade : en déplaçant une chaise, en attirant quelques badauds (dont un gros homme en chemise blanche qui semble fier de l’employée comme s’il s’agissait de sa fille, comme si Patrick lui proposait une carrière internationale) il fait événement. Il fait événement, lorsqu’il arrête une paysanne cultivant son rutabaga à l’ombre des voies sur berge que les pilotis élèvent à cinquante mètres de hauteur, lorsqu’il lui demande de poser avec son sac plein de légumes et de lever la tête, comme si elle devenait à ce moment l’humble reine et fière de ce pays de pylônes. Les voitures continuent de passer là-haut, ne distrayant plus les poissons qui viennent s’empaler sur les hameçons des pécheurs libérés par la fête des bateaux-dragons, et la cultivatrice attend, droite dans sa blouse blanche, que Tao Tang tende le contrat de cession de droits à l’image qu’elle signera d’une main mal habituée à écrire. Patrick et elle, et Tao Tang, qui tient la perche au-dessus de laquelle le flash, que déclenche l’appareil en émettant des ondes, envoie dans l’espèce de parapluie blanc sa purée de photons, immédiatement réfractée sur le visage soumis, et les pylônes, les herbes et la rivière Jialing, composent une scène de lumière qui n’exista jamais, pas même en vision. Patrick en plein dans le maintenant orchestre avec douceur et détermination cette symphonie de lumière. À la surface du négatif, les formes se composent en un portrait qui prendra place dans une série ; on retrouvera bientôt notre dame au sac de légumes et les piliers des voies sur berge sur le mur blanc d’une galerie, sur internet. Que nous dira l’image, d’elle, de Chongqing ? On ne le sait pas. Je crois que cette question fait partie de celles que le portrait de Patrick a vocation de poser : que regarde-t-on là ? Et son regard, s’il est déterminé, augmentera mon trouble.
On ne sait pas qui est cette dame, d’où elle vient, de quelle région elle est. Habitait-elle dans un de ces villages qui se sont faits, peu à peu, ravalés par la ville ? Est-ce au contraire une immigrée de l’intérieur venue dans les faubourgs de la mégalopole rechercher du travail ? Ou encore une ancienne habitante de la région des Trois Gorges que la construction du barrage, deux cent mètres en aval, a contrainte à l’exil ? Quel Dieu adore-t-elle ? Quelle chanson la bouleverse ? Nous ne le saurons jamais et n’avons pas besoin de le savoir : elle est une abstraction. Comme le mannequin qui pose un jour pour une série de timbres à l’effigie de Marianne, elle est moins une personne qu’elle ne représente une idée ; c’est un visage de l’homme, un instant. Et comme le marteau ou l’enclume, son sac de légumes verts l’habille d’un accessoire à valeur de symbole. Mais que dit-il ? Nous ne le savons pas bien non plus, non plus que le sens des piliers. C’est de ne pas dire cela, peut-être, qui donne aux modèles dont Patrick tire le portrait la dignité que j’admire tant : car en un sens, en leur demandant de poser, en faisant un décor de leur lieu de travail, un accessoire de leur outil ou de leur gagne-pain, il fait apparaître les rôles sociaux pour ce qu’ils sont – des rôles – et ce faisant libère ses modèles des conditions sociales qui les produisent, pour les rendre à l’humanité commune, générale. Je ne sais pas si cette idée est juste d’un point de vue disons philosophique, s’il y a vraiment des hommes derrière les rôles, ni si Patrick en est conscient ou la partage, mais j’ai le sentiment en voyant son travail que c’est ce qu’un tel portrait nous dit : lorsque les travailleurs s’arrêtent, il y a des hommes. Que même dans la ville inhumaine, il y a de l’homme.
Mais Chongqing est-elle inhumaine ? Si elle semble n’avoir pas été pensée pour l’homme, n’est-ce pas simplement qu’elle n’a pas été pensée ? Tout est allé trop vite, depuis que le gouvernement a décidé d’y reloger les millions d’habitants du bassin des Trois Gorges, et d’en faire conséquemment un pôle économique à même de développer l’ouest de la Chine. N’est-ce pas également qu’elle offre au promeneur des perspectives que les autres monstres urbains du « miracle chinois » ne permettent pas ? Les larges bras des fleuves (plus ils sont bas, plus les ponts nous semblent immenses) découvrent toute une vie infra-urbaine et les collines omniprésentes distribuent pour le spectateur la ville en de multiples plans ; ils lui donnent l’impression d’avoir par un unique coup d’œil des points de vue sur trente millions d’âmes. Jadis, nous bâtissions les villes sous le regard de Dieu qui les organisait, de l’extérieur, en harmonie cosmique. Mais quelle métropole moderne, offerte à un tel point de vue, apparaîtrait humaine, une fois mis de côté cette fiction du « centre-ville » que les municipalités aménagent pour ses touristes et ses riches ? Ce qui trouble à Chongqing, c’est peut-être que la ville n’est pas moderne, justement : elle est dans un temps parallèle au présent – un avenir que nous avons imaginé dans nos cauchemars d’enfants. Au futur antérieur, l’immense réseau de quartiers balafrés par une verdure sauvage et reliés par des ponts que font trembler des rames de métro déjà has been sans être encore rétro, s’offre à l’œil effrayé. Son ventre est ceint de voies sur pilotis qui trempent dans les fleuves boueux leurs longues pattes bleues, sa peau se troue de tunnels qui vomissent des cascades d’égouts, son front coiffé de couronnes d’immeubles que cent mille grues jaunes tirent partout vers l’indistincte brume. Et de toutes les fenêtres ensemble semble s’élever la plainte d’une autre humanité, celle des migrants des Trois Gorges qui pleurent leurs terres englouties, leurs villages enfouis, le fruit de leur travail assassiné, qui disent…
Station de metro : Lujiazui (ligne 2).