Au jardin des plaisirs

登乐游原
李商隐

向晚意不适,
驱车登古原。
夕阳无限好,
只是近黄昏。

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Au Jardin des plaisirs
Li Shangyin (812-858)

Bientôt la nuit, me sentant mal,
je monte en coche au vieux jardin.
Sublime coucher du soleil !
mais déjà vient le crépuscule.

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Commentaire

S’il y a quelque chose d’étonnant dans la poésie classique chinoise, ce sont bien ces minuscules poèmes de vingt caractères ; ou plus particulièrement, l’écart entre la pluralité d’interprétations (et donc de traductions) qu’il peuvent occasionner, d’une part, et la très grande pauvreté ou banalité qui semblent les caractériser une fois traduits d’autre part. Comme si la traduction, ôtant toute la profondeur — en un sens presque géométrique — transformait ces petits cubes complexes en des carrés tout plats. Eliot Weinberger avait jadis écrit un livre entier sur un quatrain de Wang Wei et les différentes manières dont il avait été traduit (j’en avais rendu compte ici). Il y a un minimalisme, une manière d’obtenir les plus grands effets avec les plus petits moyens, qui ne passe pas, semble-t-il, dans la traduction. Il est sans doute dû à notre ignorance des références culturelles (ainsi, le « Jardin des plaisirs » est un lieu connu de Chang’an, l’ancienne capitale devenue Xi’an), mais pas seulement ; le passage du romantisme nous a aussi rendu désagréable toute expression de lieux communs (que nous identifions à des clichés), qui sont justement des ressorts de cette poésie qui pour faire beaucoup avec peu doit ricocher sur un savoir impersonnel accumulé. Ainsi l’expression du 3ème vers « wuxianhao », littéralement « d’une beauté sans limite », qui plus est pour qualifier un coucher de soleil, semble deux fois ridicule à qui cherche dans la poésie la formule singulière d’un inédit. On croirait lire les enthousiasmes atterrants de la pauvre Emma Bovary : « Je ne trouve rien d’admirable comme les soleils couchants, reprit-elle, mais au bord de la mer, surtout ».
— D’accord, répondra-t-on, mais si les anciens Chinois ne valorisaient pas comme nous l’originalité, pourquoi sélectionner ce quatrain-ci dans la célèbre anthologie des 300 poèmes Tang, plutôt que les milliers d’autres presque identiques ?

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D’en haut

登高
杜甫

风急天高猿啸哀,
渚清沙白鸟飞回。
无边落木萧萧下,
不尽长江滚滚来。
万里悲秋常作客,
百年多病独登台。
艰难苦恨繁霜鬓,
潦倒新停浊酒杯。

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D’en haut
Du Fu (712-770)

Au vent violent le ciel est haut,
__ et les gibbons gémissent,
Sur le clair banc de sable blanc,
__ un oiseau vole en cercles.

Les feuilles à perte de vue
__ dans un sifflement chutent,
Et le Grand Fleuve sans limite
__ roule sa grosse houle.

Partout sur terre j’ai connu
__ de maussades automnes,
Très vieux, souvent malade, seul,
__ je monte à la terrasse.

Adversité et désespoir
__ ont tant givré mes tempes,
Rincé, à terre, enfin j’arrête
__ de boire ce vin trouble.

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Commentaire

(V2 prenant en compte les remarques de Nicolas Chapuis). Du Fu utilise un vers classique en 7 caractères, fortement césuré après le 4ème ; je le rends en articulant un octosyllabe et un hexasyllabe. Dans cette pièce où (comme d’habitude) chaque distique (rendu par un quatrain dans la traduction) se structure dans un parallélisme, les choses se compliquent : d’une part, à cause de l’expression très heurtée de Du Fu, les caractères se cognant les uns les autres comme une concaténation de cailloux dans le pierrier du poème. Ainsi, le premier vers dit littéralement « Vent violent ciel haut singe hurle peine », et le second « banc [de sable] clair sable blanc oiseau vole cercle » en laissant les quatre premiers caractères de chacun dans une espèce d’état d’indécision syntaxique. J’ai essayé, sans aller jusqu’à la brisure, de rendre compte de cette économie. Autre difficulté : les onomatopées (la langue chinoise en est friande). En effet, dans le deuxième quatrain, Du Fu ne mentionne pas explicitement le vent, mais son « xiao xiao », ni le roulement du fleuve, mais son « gun gun ». À défaut de disposer des mêmes onomatopées en français, j’ai travaillé les allitérations et les assonances. Le dernier vers, enfin, est ambigu ; les caractères signifient « sous les flots / renversé / récent / arrêter / trouble / vin / verre » ; la plupart des traducteurs proposent une traduction littérale des 5 derniers : « J’arrête de boire du vin trouble ». En choisissant l’adjectif démonstratif plutôt qu’un article (de toute façon il n’y a pas de déterminant dans ce poème), je suggère une allégorisation possible, du type « la coupe est pleine », qui me semble aller avec la place finale du vers.

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La nuit d’automne tombe au refuge

山居秋暝
王维

空山新雨后,天气晚来秋。
明月松间照,清泉石上流。
竹喧归浣女,莲动下渔舟。
随意春芳歇,王孙自可留。

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La nuit d’automne tombe au refuge
Wang Wei (701-761)

Montagne vide, après la pluie nouvelle,
dans l’air du soir, l’automne nous arrive.

La lune claire entre les pins scintille,
la source pure entre les pierres roule.

Le bambou craque (un retour de laveuses),
le lotus bouge (un bateau de pêcheurs).

Les parfums du printemps s’en vont frivoles,
mais tu peux t’établir, si tu es noble.

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Commentaire :

Tout en ayant l’air de se contenter d’accumuler des annotations sensibles, ce poème déploie un jeu virtuose sur les structures — en premier lieu desquelles, bien sûr, le parallélisme, chaque deuxième vers se développant dans l’écho du premier qu’il reprend et conteste. Par exemple, le premier caractère qui qualifie la lune au vers 3 signifie « claire » au sens de « brillante », et celui qui qualifie la source, au vers suivant, signifie « clair » au sens de transparent. Ou encore, le premier caractère du premier vers (« kong ») signifie vide (il se rapporte ici à la montagne, déserte) ; mais il peut signifier aussi « air », « atmosphère », et forme avec le caractère du deuxième vers (« tian », qui signifie jour) le mot « ciel » (« tiankong »). Il va de soi que la place identique de ces deux mots dont l’un est employé en un sens tout différent de celui qui le rapporte à l’autre, créé un parallélisme riche. Les deux derniers vers, de même, tirent du parallélisme un jeu sur l’ambiguïté : le premier signifie littéralement « aléatoires / les parfums du printemps / se reposent », mais pourquoi « aléatoires » ? Et veut-il dire que les parfums du printemps sont restés parmi nous (ils se reposent, avant de repartir) ou au contraire qu’ils ont disparu (ils s’endorment) ? Le dernier vers, qui signifie littéralement « l’engeance du noble peut rester », cache un jeu de mots sur Wang (« noble », mais aussi le nom du poète) qui rétroagit sur « aléatoire » (dans un contraste entre le caprice des parfums, et la droiture du noble) mais rend un peu flottant la signification du dernier caractère : s’agit-il de dire que Wang (le poète) et les siens savent conserver (dans le poème) les parfums enfuis du printemps, ou que l’engeance des nobles peuvent (contrairement aux parfums) rester un temps dans cette montagne ? Les traducteurs varient. Les commentateurs notent malgré tout de concert que le dernier vers est une réponse à un poème des Élégies de Chu : « Toi qui es noble, reviens : tu ne peux t’établir dans la montagne ! » Dernière remarque : tous les vers de ma traduction sont décasyllabes, mais le dernier distique change le rythme puisque des 6-4 succèdent aux trois séries de 4-6 ; manière de mettre en évidence qu’il s’agit de quelque chose comme la morale du poème.

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Première pensée

感遇其一
張九齡

孤鴻海上來,池潢不敢顧。
側見雙翠鳥,巢在三珠樹。
矯矯珍木巔,得無金丸懼?
美服患人指,高明逼神惡。
今我遊冥冥,弋者何所慕!

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Première pensée
Zhang Jiuling (678-740)

L’oie sauvage vient de la mer
et dédaigne lacs et étangs.

Elle voit deux martin-pêcheurs
nichant dans un arbre-aux-trois-perles.

Trésors de la cime boisée,
ne craignez-vous les frondes d’or ?

Belle robe est montrée du doigt ;
qui brille trop aigrit les dieux.

Je vague dans le ciel profond ;
où me mireraient les chasseurs ?

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Commentaire

Ce poème, qui ouvre certaines éditions de l’anthologie classique des 300 poèmes Tang, est le premier d’une série de quatre, sobrement intitulés « première pensée », puis « deuxième pensée », etc. Comme dans le poème précédent de Li Bai (que j’ai traduit en alexandrins) chaque vers est composé de cinq caractères, mais il m’a semblé que la légèreté de l’octosyllabe rendait bien son allure de fable, dont la morale transparente est aussi sans doute un art poétique : mieux vaut la liberté (de l’oie sur les mers ; mais aussi du poète sauvage), que la beauté (des martin-pêcheurs qui attirent les chasseurs ; mais aussi du poème de cour). J’ai donc privilégié des mots contenant peu de syllabes.

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Visite à un maître taoïste du Mont Daitian, introuvable

访 戴 天 山 道 士 不 遇
李白

犬 吠 水 声 中
桃 花 带 露 浓。
树 深 时 见 鹿
溪 午 不 闻 钟。

野 竹 分 青 霭
飞 泉 挂 碧 峰。
无 人 知 所 去
愁 倚 二 三 松。

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Visite à un maître taoïste du Mont Daitian, introuvable

(Poème de Li Bai, traduction maison)

Un jappement de chien parmi les bruits de l’eau ;
des fleurs de pêcher lourdes de rosée épaisse.

On voit parfois un cerf au fond de la forêt,
on n’entend pas de cloche à midi sur la rive.

Sauvages les bambous coupent la brume bleue,
la cascade se pend à un pic émeraude.

Chacun de nous ignore où cet homme est parti
et s’appuie tristement contre deux ou trois pins.

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Commentaire

On se demande souvent comment rendre en français l’intérêt des poèmes chinois classiques. Sans toutefois rentrer dans la complexité des règles prosodiques entre les différents styles de poèmes, il faut essayer de faire mieux que la traduction vers-à-vers à laquelle on se sent souvent condamné, et qui aboutit à donner l’impression que la poésie chinoise est à la fois libre et terne, alors qu’au contraire — par exemple celle de Li Bai — elle crépite, tout en étant très codifiée. La traduction que je viens de proposer se donne pour objectif (sans sacrifier le sens) de faire apparaître 1. la régularité métrique des vers, 2. le parallélisme qui structure chaque distique, et 3. l’ambiguïté liée notamment à l’absence des pronoms personnels en chinois : ainsi dans l’original (page suivante), la saveur des deux derniers vers tient notamment au fait qu’ils peuvent se lire à la fois « Personne ne sait dans quel endroit [il] est allé, / [et je m’]appuie tristement contre deux ou trois pins » et « Personne ne sait dans quel endroit [il] est allé, / [où il s’]appuie tristement contre deux ou trois pins ».

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