L’image commentaire

g

à JF Devillers

 

 

 

 

 

cadrage profondeur perspective éloignent
la photographie des perceptions
à ceux qui voient dans le langage courant
un reportage de la phrase de prose imaginez
une photographie prise toute seule dans une pièce vide
la surface d’un miroir orienté l’objectif
de face ou de profil mais il n’est aucun oeil –
car le maître est allé dans l’oubli – rien
ne se fixe – j’essaie de dire
moi aussi imparfaitement et avec des images

*

quelle est l’essence d’une technique
sa fonction naturelle – aucune – mais
ce dispositif – la photographie argentique
des ondes lumineuses en traces – la phrase
assemble des mots – la grammaire –
l’ordre du sens est la convention

*

quelques phrases alors écrivent
le réel les girafes toujours
ne portent-elles de faux-col y a-t-il des choses
on les appelle photographies
on les appelle images
selon la fin ratées ou réussies
toutes posent-elles un monde à part du monde
ou toutes photographies de vacances – ô
la profondeur semble montrer dehors
mais ce tableau – n’est-il qu’une tache de couleur
suaire habite le visible c’est un fantôme
la profondeur existe-t-elle est-elle créée
par l’artiste négatif du désenchantement

*

tu dis que l’image est une phrase elle a
du sens les phrases s’enchaînent
tu fais cette photographie le sens
la traverse comme un mot
mais l’image se brise et
la phrase est musique car du sens
nous n’avons qu’une figure
s’évanouissant

Image de JFD

Sôseki l’impassible

Il y a, chez Sôseki, une apologie de la contingence, une critique de l’intringue en tant qu’elle tisse une nécessité factice entre les faits, qui le pousse à affirmer que l’écrivain ne doit pas concevoir ce qu’il écrit (mais laisser la vie de son texte se développer, de manière autonome) ni le lecteur s’intéresser à ce qu’il lit. Ce lecteur impassible dont nous rêvons, dont le jugement de goût très kantien le rend capable d’apprécier (comme si c’était là série de peintures) un roman indépendamment de son intérêt pour l’intrigue,  c’est le narrateur à qui Sôseki lui-même prête la voix dans Oreiller d’herbes :

– Puisque je suis peintre, je n’ai pas besoin de lire un roman du début à la fin, jusqu’au bout. Où que je le prenne, ça m’intéresse. Il est aussi intéressant de parler avec vous. J’ai presque envie de bavarder avec vous tous les jours où je séjournerai ici. Si vous voulez, je pourrai tomber amoureux de vous. Ce sera encore plus intéressant. Mais si amoureux que je sois de vous, il n’est nul besoin de vous épouser. Tant qu’on a besoin de tomber amoureux pour se marier, on a besoin de lire un roman du début à la fin. 

– Alors donc un peintre est quelqu’un qui tombe amoureux de façon inhumaine.

– Pas inhumaine, mais impassible. Et quand on lit un roman avec impassibilité, on se moque de l’intrigue. J’ouvre le livre au hasard comme je tirerais au sort et je lis la page qui me tombe sous les yeux et c’est là ce qui est intéressant.

Sôseki, Oreiller d’herbes, Rivages, p. 113.

La commune dans le désordre

En attendant qu’il paraisse dans la revue MIR, commençons, n’importe comment et dans le désordre, par un moignon du premier chant de Pétrole, poème (épique, si possible) sur la Commune de Paris (mars-mai 1871) : ici, en pdf, pour des soucis de mise en page, et, pourquoi pas, de confort.

Photomontage d’E. Appert : L‘exécution des généraux Thomas et Lecomte 

Ecrits après la mort de Dieu

Il n’y a pas de raison a priori pour interdire au roman de ne pas être fictif, mais comme il se présente comme un récit systématique, il doit bien reposer, contrairement au réel qui n’est que hasard, contingence et idiotie, sur le principe de raison : comme les couleurs sur la toile d’un peintre (moderne, pas contemporain – mais le romancier n’est pas notre contemporain) ne sont pas le produit du n’importe quoi, la multiplicité des évènements que met en scène un roman ne s’agencent pas au hasard, mais selon, sinon la représentation explicite d’une fin, au moins la forme d’une finalité, pour parler comme Kant. Que rien n’y soit à sa place par hasard ne signifie évidemment ni que cette composition relève d’une logique objective, ni que le lecteur en ait conscience. Cette logique subjective (du romancier qui n’est qu’un dieu des apparences) se déroule derrière le dos du lecteur : tant qu’il n’est pas arrivé à la fin du roman, il croit suivre un devenir, ou une histoire en train de se faire.

A ce titre, on peut définir l’intrigue comme ce décalage entre la contingence apparente (pour le lecteur) du devenir de l’histoire et sa logique subjective (pour le romancier) réelle, ou plus précisément comme la résorption progressive de ce décalage, par la lecture ; si bien que le roman est un système en devenir, comme la phénoménologie hégélienne, le « pour soi » de la lecture rejoignant, par synthèse progressive du divers et selon la ligne de l’intrigue qui en est le moteur (activé par la libido sciendi du lecteur), l’« en soi » de l’écriture. Autre manière de dire que derrière sa légèreté apparente, le roman ne laisse en réalité aucune place au devenir réel, qui est tout de contingence : son esprit de système rappelle ce que Derrida appelait la métaphysique de l’identité, selon laquelle tout divers n’a de sens qu’à finir par se synthétiser dans la tautologie du savoir absolu.

Or, Dieu est mort. Ce qui est une autre manière de dire qu’aucune synthèse n’intègrera la contingence et l’écartèlement ou la différance à soi, sans fin, du réel, dans un grand tout qui lui donnera sa place et son sens. La structure formelle du roman l’empêchant, dès lors, d’être en prise avec du réel, il ne peut être au mieux qu’une manière de rémunérer son défaut intrinsèque et insupportable, au pire de nous en divertir tout simplement, voire d’en oblitérer, au yeux du lecteur Bovaryste [1], la dimension idiotement tragique. Le roman perd la dimension sacrée de la littérature de jadis, ne devient qu’un jeu avec ses règles contingentes, laisse de côté le réel de notre condition. Raison pour laquelle le romancier n’est pas notre contemporain : il n’est en prise qu’avec le faux devenir des histoires pour enfant – or, que fait cette mort de Dieu sur la littérature ? Elle lui enjoint de crever la roue – devenue folle – de son système, pour s’ouvrir à nouveau à de l’évènement, et de reprendre, en un sens, le chemin de l’épopée.

L’épopée, elle, n’est pas un système : la composition de ses parties répond à la contingence de l’inspiration des muses, et la progression de l’histoire qu’elle met en scène ressemble moins à l’opération synthétisante d’une fermeture Eclair qu’à la progression d’une boule de neige qui s’enrichit du divers et de l’altérité pour composer un nouveau tout dont l’écrivain lui-même n’a pas idée avant de commencer à raconter : l’écriture, moins qu’actualisation d’une computation préalable (d’un plan), devient l’acte ou l’aventure elle-même de cette composition. L’intrigue en est fatalement moins efficace ; au moins la lecture ressemble-t-elle plus, ainsi, à une aventure, qu’à une visite guidée. Oeuvres contemporaines, qu’on ne peut appeler épopée que faute de mieux, à l’exemple de l’Absalon ! Absalon ! de faulkner ou de l’extraordinaire Paterson de W. C. Williams, dont on ne se remet toujours pas.


[1] Bovary et non Quichotte : car ce que montre Don Quichotte, c’est la victoire du principe de raison sur le paganisme d’un chevalier qui, ayant trop lu de chansons de gestes, c’est-à-dire d’épopées, croit le réel enchanté, alors que ce que montre Madame Bovary, c’est l’égarement d’une femme qui, ayant lu trop de romans, croit pouvoir échapper au tragique.