Après l’âge glorieux de l’épopée, puis de la chanson de geste, deux formes alliant récit et poésie, le roman est devenu l’expression dominante de la littérature, délaissant au passage la poésie : scission du prosaïque et du lyrique, de la prose et du vers, du populaire et du noble. Au seuil du vingtième siècle, le partage s’est déplacé lorsque les romanciers ont voulu faire du roman une expression à la fois aussi savante et aussi poétique que la poésie elle-même. Des oeuvres hybrides, romans et chants ensemble, des épopées en prose, en somme, sont apparues : Voyage au bout de la nuit, Absalon ! Absalon !
Par réaction, il faut bien vivre, la poésie offrit une critique du roman dont Breton était le fer de lance : système d’arbitraire, le roman n’aurait ni la nécessité ni la densité poétique des proses surréalistes ; en ce sens, un roman (moderne) ne serait rien qu’un poème (moderne) avec en plus du gras, de concessions au lecteur, de chevilles d’intrigue, de description, etc. – et la différence entre Nadja et Le rivage des Syrtes ne serait plus une différence de nature. Que devient la poésie, comme genre littéraire, si le roman peut assumer, comme chair à son squelette, la dimension lyrique et merveilleuse de la littérature ? Si elle n’est qu’un roman sans le gras ? Elle tire à boulets rouges, non plus sur le romanesque, mais sur le poétique lui-même : avec Tel Quel, les oeuvres de Denis Roche (La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas) caractérisées par une crispation du poème sur le langage d’une part, et sur le rejet du poétique d’autre part.
Que lui reste-t-il, à notre pauvre poète, une fois que le chant lui a été retiré ? Une fois que le champ de la poésie contemporaine est moins investie par des praticiens que par des théoriciens du langage qui donnent des exemples ? Il n’y a plus de poète, on peut s’en réjouir, car cette mort de la poésie (réduite de son plein gré, par suicide, à peau de chagrin) aura eu pour conséquence au moins le renouveau, dont je me réjouis en me les pourléchant, d’un genre par où la littérature se reprend : l’épopée en vers, à l’exemple des oeuvres en cours parmi d’autres, grotesques et lyriques ensemble, archaïques en un mot, d’Ivar Ch’vavar, Charles-Mézence Briseul ou Hélène Sanguinetti.