Sorti ces jours-ci, au Corridor bleu, ré pon nou, l’ouvrage de poésie épique, ou mystique, destiné en tous cas à faire danser, s’il en reste les dieux : textes & visions d’Antoine Brea, Charles-Mézence Briseul, Ivar Ch’vavar, Guillaume Condello, Armand Daydé, Jean-François Devillers, Philippe Fumery, Sophie Rambert, et votre serviteur – ainsi qu’anonymes, théogonie épique japonaise (Kojiki) et contes mélanésiens. Vous pouvez vous procurer la bête dans les bonnes librairies, sur le site de l’éditeur ou par bon de commande.
Étiquette : Ch’vavar
De la contrainte, II
La contrainte est-elle un fait ? Avant de répondre à cette question, il me semble devoir préciser le concept – car peut-on ranger sous cette seule catégorie deux phénomènes aussi étrangers l’un à l’autre que la dimension particulière d’un tableau (ou le timbre singulier d’une corde) – et qu’une règle de grammaire ? A l’évidence, non. Car si le premier (les dimensions d’un tableau, ou d’une page, qui se mesure) est bien un fait – singulier, matériel comme un fait – le second (l’existence de règles grammaticales) ne l’est pas, et je crois que le nom de contrainte convient mieux au second. Dès lors on pourra définir ainsi le concept : la contrainte est une règle (elle impose un certain ordre entre les éléments) choisie par convention, c’est-à-dire une production intellectuelle réglant l’organisation matérielle des choses, ou encore un schème, un nombre nombrant (les dimensions de la pages ne sont que nombre nombré).
Ainsi définie, elle correspond à (jusqu’au vingtième siècle, et au vingtième encore avec l’Oulipo ou, d’une autre manière, avec Ch’Vavar) une certaine pratique de la poésie : non contents de ne pouvoir, dans la vie de tous les jours, user du langage que sous contrainte (parler nécessite l’usage de la grammaire), nos poètes en effet décident d’obéir à des contraintes supplémentaires (les rimes, les alexandrins, les vers justifiés, etc.) – mais pourquoi ? Que la grammaire, selon sa forme, soit une contrainte comme les autres, au sens où nous l’avons défini, cela semble aller ; pourtant, à la différence des autres (pas toutes les autres ; R. ne me disait-il pas un jour que l’alexandrin était le rythme naturel de la langue française ?), les règles de la grammaire, grâce auxquelles et à travers lesquelles nous pensons, sont naturalisées – c’est-à-dire précisément nous apparaissent comme des purs faits (il faut mettre le sujet avant le verbe, c’est ainsi – bien). Or, une confrontation même superficielle avec n’importe quelle langue étrangère (ou la lecture de Benveniste) nous montre que d’une part on ne peut penser qu’à travers la grammaire de sa propre langue (les catégories de la langue structurent notre ontologie – raison pour laquelle elles nous semblent aller de soi) et que d’autre part, justement, ces règles ne vont pas de soi (elles ne sont pas partagées).
Ainsi, user de contraintes (par exemple les rimes), i.e. respecter d’autres conventions que la seule grammaire, serait un moyen de bousculer celle-ci et – sinon voir derrière la langue – y introduire du bougé, du jeu – en un sens, s’en libérer. Ou, tout du moins, se libérer de l’usage commun de la langue, en employant des formules, en trouvant des images que nous n’aurions jamais trouvées sans la contrainte, habitués que nous sommes à penser dans le commun. Si nous ne pensons qu’à travers les catégories de la grammaire, respecter en effet d’autres contraintes qui y introduisent un jeu (la rime nous forçant, par exemple, à une incongruité, ou à changer l’ordre des mots dans la phrase) doit nous aider à penser d’autres choses – que nous n’aurions pas pensées sans elles : l’écriture sous contrainte (et la contrainte serait le propre de l’écriture, car elle seule est toujours déjà prise dans une grammaire qui l’oblige) serait donc l’avènement d’une subjectivité impersonnelle (cela produit de la pensée, mais elle n’est à personne), et serait une solution originale au problème paradigmatique d’une certaine modernité poétique, cherchant (entre autres derrière le nom de lyrisme critique) en même temps le chant et l’universel.
Par exemple, dans les vers de Perec issus de la série Alphabets, la contrainte pousse à de nouvelles images ; les nouages qu’elle impose à la phrase font surgir quelque chose comme un style, qu’aucun individu n’aurait imaginé seul, poussé par la seule grammaire commune. Le choc des contraintes (grammaire d’un côté, conventions additionnelles de l’autre) produit des clinamens sémantiques. Pour autant, reste une question : la contrainte est-elle seule à pouvoir produire ce genre de subjectivité impersonnelle, ces clinamens – mais surtout : ce que l’on gagne de ce côté, ne doit-on pas le payer, plus cher, d’un autre ?
à suivre…
illustration : F Morellet