La dernière fois, nous en étions restés à l’idée d’un Ch’Vavar orchestrant, à l’intérieur du texte comme dans les pages alentour de la revue dans laquelle il parut d’abord, une polyphonie qui était une condition de la pensée. Ainsi dans HauM chaque chant ne doit-il pas seulement continuer le précédent et préparer le suivant ; il doit aussi avoir une unité qui permet à celui qui le découvre dans une revue de le lire comme un tout. Pour un moment, faisons donc abstraction du reste du livre et ne lisons qu’un seul et unique chant. Coupe dans le texte, ou forage, sonde à la verticale, donc : le chant 15, qui a l’avantage d’être court et de se présenter comme un texte relativement autonome, fera l’objet de notre attention. Il s’agira de voir comment le texte fonctionne dans l’économie de ce chant, qu’est-ce qui le fait avancer, comment on passe d’une phrase à l’autre. Ce faisant, on mettra en évidence quatre ressorts de l’écriture de Ch’Vavar, qui nous semblent généralisables à tout HauM et dessinent les contours d’une poétique du crétinisme : la dissimulation d’un gond par le fait de prendre au pied de la lettre une métaphore, le clinamen, la production d’image-fictions par la mise en série d’une image-vision générative, et saturation de la structure de surface.
Il neige des hosties sur le pays hostile. Il neige des
pans d’aubes de communiantes, de la gaze et des pétales
de roses blanches, de lys. La fragrance du pays est hostile
et unie, le soleil ressemble à un vieux tube de néon
au fond. Le son aussi est au fond, un tapotement long
sur l’horizon. Il neige des bourdons oblongs, des objets blonds,
de soleil des rayons, cassés, des bagues de plomb, des boulons.
Et quelquefois encore ça change. Il neige des couleurs. Il peut
neiger tout vert, des végétaux, des ortiles. Il neige alors partout
– sur les faîtes des murs dans les pâtures, et les faix
des vieilles, les effets des fées, avec gouttes de sueurs cachées…
Alors il se met à neiger sur les allées, haies, butées.
Il neige sur la longue ornière aux reflets et sur les
planches des barrières, les pointes des grilles. Ça brille. Ça brille
même très loin, c’est une surprise, comme l’argent doucement.
Mais pas seulement. Neige sur le sol couvert d’herbe sur
les épaules des oiseaux en vol, des corvidés dans le bleu
du ciel, haut –. Neige des plumes, des poils et des braises,
des écorchures de feu ou de bleu, de l’eau quelquefois
des flaques, neige. Neige il. Il neige des œufs de poussière,
de la rouille légère, du roux gratté des poêles, de la
suie nasale neige aussi ; et puis un tournoiement montre que tout
n’était rien, éternuez, mouchez-vous dans l’écharpe d’Iris :
empêchez les oiseaux d’entrer sous les branches du toit rude.
Empêchez quiconque d’approcher donc l’immonde qu’hommes, nous sommes :
des salauds –. Toujours occupés au cul de quelque chose à faire
une chose sale –. Avec le tour de nos yeux ronds incrusté
d’une matière sale et trace de crasse, rien à faire :
c’est comme ça que les hommes sont. On est surpris
de les surprendre en plein en train de faire une chose
sale même au plein de la neige ; comme à son cul,
comme qui dirait ; – comme au cul des vieilles et des fées
qui se tordent les mains ; et dans les cristaux et crissements
de la neige ; même sous les yeux innocents des petits oiseaux
ils le feraient ; les salauds, les salauds, les salauds, les salauds…
S’impose à la lecture le fait qu’on peut découper le chant 15 en deux parties distinctes (pardonnez, si vous en êtes capable, l’allure scolaire de l’exercice) : du vers 1 au vers 22, il est question de neige. Il semble même que ces 22 premières lignes puissent être résumées par « il neige ». On essaiera alors de détailler ce qui s’y passe, puisque rien de plus ne s’y dit. Au vers 22 apparaît avec l’« et puis » un tourbillon qui n’emporte pas que la poussière, mais qui emmène avec lui le thème de la neige, pour passer à un tout autre objet : l’affirmation selon laquelle les hommes sont des salauds.
Le gond caché
Entre ces deux thèmes qui semblent tout à fait étrangers l’un à l’autre, l’image lexicalisée de l’« écharpe d’Iris » (v. 23), qui désigne, depuis Homère, l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est le signe d’une double révélation, puisqu’il implique le retour de la lumière, d’une part, et la réapparition de ce qui était sous la neige, d’autre part. On comprend alors la manière dont les deux parties s’articulent : à la neige succède le dévoilement de la fonte des neiges. Une double articulation : de la présence et de l’absence (de la neige), d’une part ; du propre et du figuré (ou du littéral et de l’allégorique – de la saleté matérielle et morale) d’autre part. Si cette double articulation ne saute pas aux yeux, c’est que l’arc-en-ciel n’est pas nommé, et que le texte incite plutôt à prendre l’image de l’écharpe d’Iris au sens propre. Il neige (v. 1-22), on met une écharpe. On se mouche, on éternue (v. 23) dans cette écharpe. De la seule observation de la structure du texte, on peut ainsi tirer un principe de composition dont le poète de HauM est en réalité coutumier : dissimuler les gonds du texte, en en faisant des images qu’on prend au pied de la lettre. Si le fait de prendre les images au pied de la lettre est une définition de la bêtise, ce crétinisme intentionnel et même méthodique du poète produit de même un effet de crétinisme chez le lecteur – qui ne comprend pas comment on est passé d’une partie à l’autre.
Le clinamen
Chez Lucrèce, le clinamen est la déviation d’un atome chutant dans le vide, déviation provoquant la rencontre inopinée de deux atomes à laquelle on doit la naissance des choses. Par extension, l’Oulipo a fait de ce concept un synonyme d’écart à la contrainte et Wikipédia nous propose le témoignage suivant de Georges Perec : « Nous avons un mot pour la liberté, qui s’appelle le clinamen, qui est la variation que l’on fait subir à une contrainte… [Par exemple], dans l’un des chapitres de La vie mode d’emploi, il fallait qu’il soit question de linoleum, il fallait que sur le sol il y ait du linoleum, et ça m’embêtait qu’il y ait du linoleum. Alors j’ai appelé un personnage Lino – comme Lino Ventura. Je lui ai donné comme prénom Lino et ça a rempli pour moi la case Linoleum. Le fait de tricher par rapport à une règle ? Là, je vais être tout à fait prétentieux : il y a une phrase de Paul Klee que j’aime énormément et qui est : Le génie, c’est l’erreur dans le système » Quant à moi, je propose de considérer ici comme clinamen la déviation d’un mot, ou d’une expression, par rapport à son trajet sémantique convenu. Il s’agit d’une proposition obtenue à l’aide d’un jeu de mots, donc d’une signification qui provient d’une déviation, d’un écart à soi-même de la structure de surface. Ainsi « Dieu a tout crée en septembre » n’a pas le même sens (l’expression connote l’automne, la fatigue, la fin des vacances, la rentrée des classes) que« Dieu a tout crée en sept jours » dont il provient pourtant. L’écart dans la structure de surface est créateur. Ici, c’est le cas du passage paronomastique d’« hosties » à « hostile » (v. 1). Le poète, comme disait Deleuze, fait bégayer la langue. Il se prend les pieds dans le signifiant.
La mise en série
S’ensuit la première partie, dont a déjà dit que quant à son contenu, elle pouvait être résumée à l’affirmation « il neige ». Le poème va pourtant mettre 22 vers à venir à bout de cette simple affirmation, à l’épuiser. Non pas que la neige soit décrite (même si la description est un procédé poétique dont Ch’Vavar ne se prive pas dans d’autres chants – comme la chambre, dans le chant 10, par exemple). Ici, le texte fonctionne plutôt comme une liste, ou plutôt comme un enchâssement de deux listes, dont la formule générative seraient « Il neige X » et « Il neige sur Y ». La première série (X) est, dans un premier temps, composée des objets suivants : hosties, pans d’aubes de communiantes, gaze, pétales, roses blanches, lys. Chacun de ces objets peut être considéré comme des images du flocon de neige : ils sont tous ou bien ronds, ou bien blancs, ou bien les deux. La série semble du reste en partie avoir été générée par les connotations liées à l’hostie, dans une évocation de la communion. Deux séries de signifiés sont donc mises en place : la série de la blancheur, liée à la neige, et la série de la communion, liée à l’hostie. Les deux séries sont générées par l’image séminale « Il neige des hosties ». À partir de la ligne 4, une troisième série rentre en scène, une série de signifiants, cette fois, celle des mots en « –on » (néon, fond, son, fond, long, horizon, bourdons oblongs, ronds, rayons, plomb, boulons), d’abord indépendante, mais dont les éléments prennent bientôt la place des X de la série « Il neige ». Le poème, alors, devient un peu fou : si l’accumulation de signifiés pouvait encore jouer le rôle d’images (les flocons sont comme des hosties, comme des pétales, etc.), la sérialisation des signifiants implique une accumulation de choses qui ne peuvent tenir pour les flocons (les rayons de soleil, les objets blonds, etc.). On remarque que cette série de signifiants n’est malgré tout pas sans lien avec tout signifié, mais ici le signifié est le soleil qui est arrivé ligne 4 : on a ses rayons, des objets blonds (comme la couleur), la bague ronde comme le soleil (de plomb). Ici, la série des mots en -on est donc générée par l’image du vers 4 (« le soleil ressemble à un vieux tube de néon »), dont elle reprend à la fois l’élément signifié (le soleil) et l’élément signifiant (le « on » de néon). Nouvelle sérialisation à partir d’une image générative, qui fait succéder une pure image-fiction (on n’a jamais vu la neige comme des boulons ou comme des « objets blonds ») à ce qui fut d’abord sans doute une image-vision (le soleil ressemble quand même bien à un néon, dans la perception). A partir de l’image-vision, la mise en série génère de l’image-fiction (ici, un schéma). Il en va à peu près de même pour la liste des « il neige sur Y ».
La saturation
À l’issue de cette sérialisation, qui peut sembler un peu laborieuse (et pour cause, s’y joue le travail du signifiant et donc la fabrique du sens), la seconde partie du texte peut s’envoler : un ensemble de figures ont été générées par la première, la « neige », les « fées », les « oiseaux », figures entre lesquelles le chant va se projeter pour affirmer que les hommes sont des salauds. Cette dernière affirmation repose sur une double opération : un jeu sur le redoublement des –mm, dans « immondes hommes, que nous sommes » (v. 25), et une double sérialisation du « sale » de « salaud », dans « une chose sale » (v. 27, au sens moral) qui revient dans « matière sale » (v. 28, au sens de crasse) puis de nouveau « une chose sale » (v. 30-31, dans les deux sens, la chose en question s’opposant à la fois à la vertu et à la pureté physique de la neige) et du « cul » de « occupés » (v. 26) dans « au cul » (v. 26) qui revient dans « comme à son cul » (v. 31) et « comme au cul des vieilles et des fées » (v. 32). Là aussi, le poème semble mobiliser toutes les significations possibles d’une séquence signifiante, comme s’il cherchait à saturer la signification d’un phonème donné. Il en allait d’ailleurs de même dans la mise en série de la première partie, dont la structure sémantique profonde évoluait au fur et à mesure que la génération des images les faisait dévier de la vision première, comme s’il s’agissait de parcourir l’ensemble des possibilités sémantiques de la mise en série. À titre d’exemple, « il neige des hosties » est une métaphore sur le sujet hosties (métaphore dont le sens est : le flocon est comme une hostie) en effet, mais « Il neige des couleurs » (v. 8) est une métaphore sur le verbe neiger (car les couleurs sont bien des couleurs ; le sens de la métaphore est donc quelque chose comme : tout se passe comme si les couleurs du réel chutaient, tombaient, comme de la neige). Saturation de la structure de surface ; comme un écran que le poète, tel l’innocent, couvre de neige. Au lieu de nous apprendre la vie, par exemple. Les hommes sont des salauds, etc.
(À suivre…)