C’était il y a dix ans et pour la première fois les allées aveuglantes de lumière du jardin des Tuileries, bordées des pelouses grasses où se dressaient, comme des preuves, les sculptures de Giacometti, Max Ernst ou Dubuffet que je connaissais, que je jouissais de connaître, dont je jouissais de connaître les noms parce que je les avais lus dans l’Encyclopédia Universalis, m’entraînèrent jusqu’à la Concorde. C’est comme un vaste noeud où s’échangeaient des routes dont j’ignorais tout, la destination et la provenance, qu’elle s’ouvrit à moi ; derrière les marchands de chichis, boissons fraîches, cartes postales, des automobilistes transpirants, des scooters pétaradant, des camions publicitaires et des bicyclettes tourbillonnaient dans cette fournaise ainsi que légumes en marmite, échangeant tristement quelques insanités lorsqu’ils se rencontraient au milieu des klaxons, ternes. Sur les trottoirs encombrés transhumaient des troupeaux de piétons derrière le parapluie des guides, de la pyramide du Louvre jusqu’aux Champs-élysées, du magasin Disney à l’Opéra Garnier, de la Joconde jusqu’aux toiles de Van Gogh (leurs trajectoires se croisant et se décroisant au rythme de figures plus précaires encore que celles des nuages qui, une seconde, nous font penser à une forme avec laquelle, la seconde suivante, nous essayons de retenir leur inéluctable dissolution) – mais je ne savais rien, encore, de ces destinations et, debout à l’entrée des Tuileries, plus halluciné que le voyageur de Caspar David Friedrich, je contemplais la mer informe des touristes.
Au milieu de ce chaos l’obélisque se dressait, fin ou élancé, presque invisible ; si lui, ou son image, m’était familier c’est que, cinq ou six ans plus tôt (alors qu’arrivant au collège je n’avais aucune idée bien sûr des affaires de la sexualité), Act Up l’avait fait recouvrir d’un gigantesque préservatif ; lui, qui ne ressemble pourtant pas outre mesure je trouve à un sexe dressé, et dont j’ai lu depuis qu’il avait été offert par l’Égypte en 1836 pour remercier le bon Roi de France d’avoir eu pour sujet l’impayable Champollion – lui, donc, plusieurs siècles de piétons l’avaient peut-être – comme je l’ai fait ce jour-là – contourné, sans même le regarder vraiment ; pour autant, je ne peux m’empêcher de penser qu’à une époque le monolithe Égyptien devait apparaître aux Parisiens à peu près comme aux singes le parallélépipède de platine qu’ils découvrent au début de 2001, l’Odyssée de l’espace : un mystère, composant des significations énigmatiques, planté dans un milieu somme toute homogène, presque systémique, de valeurs et de superstitions ; quelque chose qui, parce que sa seule existence prouve que du monde on peut se faire d’autres représentations toutes aussi symboliques, toutes aussi structurées, toutes aussi complexes, agit comme le détonateur d’une déflagration dont notre univers bariolé aussi, et sans doute d’abord, par les pillages de la colonisation ne ressent plus, évidemment, l’indescriptible puissance. Moi, j’avais dix-sept ans. Symptôme ambulant, je contournais sans le regarder l’obélisque – il avait déjà disparu.
Nulle rencontre : cette semaine-là, ma première dans la capitale, je n’ai vu de Paris que son double publicitaire, et encore ! derrière une vitre. Je glissai. J’imagine maintenant (je ne l’imaginais certes pas à cette époque où j’ai vu la Concorde pour la première fois, parce que je ne savais alors de la Commune que les anecdotes complaisantes d’un ou d’une de mes professeurs de Français se masturbant le cou en évoquant les poches crevées de Rimbaud) les soldats de réserve lorsqu’ils débarquèrent du Havre après que la guerre de 1870 eut tout à fait liquidé l’armée impériale, n’ayant jamais rien vu que leur ville, épais si l’on veut, sales, terreux et jurant dans un patois mal dégrossi, tomber nez à nez avec ce gigantesque totem barbouillé de hiéroglyphes ; j’imagine et il ne me semble pas trop engageant d’avancer que la violence que ces ploucs durent ressentir devant la grâce insolite et pour tout dire importune de la colonne, pour ces dessins dont, se référant à des choses dont ils ne pouvaient se faire aucune idée, ils ne pouvaient pourtant pas ne pas comprendre qu’ils se référaient à quelque chose, est autrement plus stimulante que l’idéologie de la concorde, justement, que dégueulent en pillant tout de même leurs chers amis les Empires du Nord et du Sud depuis que, pour continuer à s’y enfiler réciproquement des petites pièces d’or, ils n’offrent au dialogue des cultures que les niches moins fécondes de leur anatomie.
Et si, pour un instant encore, j’imagine ces hommes de peu, ouvriers et agriculteurs qui n’auront pas bénéficié, jusqu’au bout, des caresses de l’école, épuisés et puants après les deux semaines de marche qui les menèrent du Havre jusqu’à Paris, las de rompre sous les ordres de généraux et de colonels ladres et stupides, désespérés d’avoir quitté leurs femmes et leurs enfants pour donner à des imbéciles fortunés un mois de leur temps, et les canons avec lesquelles les misérables de Paris se défendent contre l’armée (prussienne) qui les encercle, je ne peux m’empêcher de sourire lorsque je les vois, débarquant par centaines, depuis l’avenue des Champs-Elysées, sur la place de la Concorde, face à l’obélisque gribouillé ; je les imagine tournant autour de cet autel invitant à un culte dont ils ne connaissait pas le ou les dieux, l’effleurant ou le palpant avec leurs gros doigts défoncés, pour déchiffrer avec le corps les images que leurs yeux ne pouvaient pas comprendre.
Ce 18 mars 1871, on entendit les voix criardes des lignards éclater comme des pétards aux quatre coins de la place.
Pour certains d’entre nous, la réalité s’est éloignée dans les livres, et nous ne rencontrerons jamais plus que ce que nous aurons d’abord lu : c’est dans les mémoires d’Allemane, dans les souvenirs de Louise Michel et dans l’histoire de Lissagaray que j’ai vu, pour la première fois, la Concorde.
Prologue de Commune Mémoire.