De la contrainte, III

Chacun doit se dépatouiller dans la grammaire, toujours déjà pris dans des schèmes dont on voit immédiatement, quoiqu’ils contraignent, la dimension libératrice : comment pourrait-on parler, et penser, sans eux ? Le spontanéiste qui essaie de parler sans suivre aucune règle, de se soustraire à toutes, est ridicule : c’est l’enfant (infans). La liberté, en ce sens, est moins l’absence de contrainte que la capacité d’en devenir maître. Pourtant, si la maîtrise de la langue forme de bons candidats à la dictée, elle ne produit pas toujours de bons écrivains – pourquoi ? Que fait-il de plus, l’écrivain ? Drôle de question.

Si l’on se risque à y répondre, on pourra peut-être dire, a minima, qu’il se propose le double défi de créer, et de montrer quelque chose – précisément peut-être : créer une façon de montrer, ou de donner à voir. Comment y parvenir ? Pour celui qui travaille avec la langue, la difficulté semble tenir : d’une part à la nature double du signe (au niveau du mot comme de la phrase) qui vaut comme élément matériel en même temps qu’il porte, qu’il donne, une signification ; d’autre part à la manière conventionnelle qu’a chaque peuple et chaque époque de construire et d’enchaîner des phrases. Il doit donner à voir de manière originale un réel auquel on n’a jamais accès que par des catégories conventionnelles, ceci par un usage pertinent de signes arbitraires ! Autrement dit, user des mots pour dépasser les mots, retourner les mots contre eux-mêmes, écrire pour ôter les noms (Proust). L’usage de contraintes, dans ce cadre, est un outil pratique : règle ajoutée à celles de la grammaire, en concurrence, elle oblige l’écrivain à des déplacements, une manière singulière de construire les phrases, d’organiser les mots – pour autant, un tel usage n’implique pas que l’on y gagne en vision : car ce que l’on gagne en singularité, en bizarrerie de la voix, on peut le perdre en acuité du regard : encore faut-il voir, à travers les contraintes qu’on s’est données (comme on voit dans et par la grammaire). Il suffit pour s’en assurer de penser à certaines productions désastreuses de l’Oulipo, n’importe quelle contrainte ou système de production de clinamen ne donne pas une vision des choses, et si l’usage de la contrainte permet une inventivité formelle qui a, par la systématicité bizarre qu’elle impose à la syntaxe, le goût de la création, il n’assure pas que la voix qu’elle fait singulièrement émerger dise ou montre quelque chose. Rien, d’ailleurs, ne peut donner a priori une telle assurance.

Cette poétique de la vision, qui enjoint à l’art de nous montrer ce que l’usage commun des catégories nous cache n’est pas qu’un kantisme mystique à la sauce Jacobi, qui voudrait nous donner une intuition des choses en soi : elle a bien pris acte, en effet, que nous n’aurons pas d’expérience extra-grammaticale du réel. Celui qui s’y essaie ne s’abstrait pas de la grammaire, il en rajoute. Ou plutôt il la travaille, la tord, ou mieux l’incline, pour faire émerger, dans le texte, au coeur du texte, cette voix ou cette vision qui déplace les usages communs – prenant les choses à l’envers donc de ce que fait une poétique des contraintes : au lieu de partir d’une règle transcendante, étrangère au texte et qui lui demeure extérieure (par exemple, décider a priori d’utiliser n signes par ligne), il part d’une recherche de la voix, dont on observera que sa manière même de dire porte, implicitement, des règles, un style, une déformation de la grammaire, qu’il est loisible d’essayer si l’on veut de formaliser – mais a posteriori. D’une recherche de la voix, c’est-à-dire d’un travail sur la matière linguistique qui en fait émerger, de manière immanente, le rythme.

Illustration : Paul Klee, « En rythme ».

De la contrainte, II

La contrainte est-elle un fait ? Avant de répondre à cette question, il me semble devoir préciser le concept – car peut-on ranger sous cette seule catégorie deux phénomènes aussi étrangers l’un à l’autre que la dimension particulière d’un tableau (ou le timbre singulier d’une corde) – et qu’une règle de grammaire ? A l’évidence, non. Car si le premier (les dimensions d’un tableau, ou d’une page, qui se mesure) est bien un fait – singulier, matériel comme un fait – le second (l’existence de règles grammaticales) ne l’est pas, et je crois que le nom de contrainte convient mieux au second. Dès lors on pourra définir ainsi le concept : la contrainte est une règle (elle impose un certain ordre entre les éléments) choisie par convention, c’est-à-dire une production intellectuelle réglant l’organisation matérielle des choses, ou encore un schème, un nombre nombrant (les dimensions de la pages ne sont que nombre nombré).

Ainsi définie, elle correspond à (jusqu’au vingtième siècle, et au vingtième encore avec l’Oulipo ou, d’une autre manière, avec Ch’Vavar) une certaine pratique de la poésie : non contents de ne pouvoir, dans la vie de tous les jours, user du langage que sous contrainte (parler nécessite l’usage de la grammaire), nos poètes en effet décident d’obéir à des contraintes supplémentaires (les rimes, les alexandrins, les vers justifiés, etc.) – mais pourquoi ? Que la grammaire, selon sa forme, soit une contrainte comme les autres, au sens où nous l’avons défini, cela semble aller ; pourtant, à la différence des autres (pas toutes les autres ; R. ne me disait-il pas un jour que l’alexandrin était le rythme naturel de la langue française ?), les règles de la grammaire, grâce auxquelles et à travers lesquelles nous pensons, sont naturalisées – c’est-à-dire précisément nous apparaissent comme des purs faits (il faut mettre le sujet avant le verbe, c’est ainsi – bien). Or, une confrontation même superficielle avec n’importe quelle langue étrangère (ou la lecture de Benveniste) nous montre que d’une part on ne peut penser qu’à travers la grammaire de sa propre langue (les catégories de la langue structurent notre ontologie – raison pour laquelle elles nous semblent aller de soi) et que d’autre part, justement, ces règles ne vont pas de soi (elles ne sont pas partagées).

Ainsi, user de contraintes (par exemple les rimes), i.e. respecter d’autres conventions que la seule grammaire, serait un moyen de bousculer celle-ci et – sinon voir derrière la langue – y introduire du bougé, du jeu – en un sens, s’en libérer. Ou, tout du moins, se libérer de l’usage commun de la langue, en employant des formules, en trouvant des images que nous n’aurions jamais trouvées sans la contrainte, habitués que nous sommes à penser dans le commun. Si nous ne pensons qu’à travers les catégories de la grammaire, respecter en effet d’autres contraintes qui y introduisent un jeu (la rime nous forçant, par exemple, à une incongruité, ou à changer l’ordre des mots dans la phrase) doit nous aider à penser d’autres choses – que nous n’aurions pas pensées sans elles : l’écriture sous contrainte (et la contrainte serait le propre de l’écriture, car elle seule est toujours déjà prise dans une grammaire qui l’oblige) serait donc l’avènement d’une subjectivité impersonnelle (cela produit de la pensée, mais elle n’est à personne), et serait une solution originale au problème paradigmatique d’une certaine modernité poétique, cherchant (entre autres derrière le nom de lyrisme critique) en même temps le chant et l’universel.

Par exemple, dans les vers de Perec issus de la série Alphabets, la contrainte pousse à de nouvelles images ; les nouages qu’elle impose à la phrase font surgir quelque chose comme un style, qu’aucun individu n’aurait imaginé seul, poussé par la seule grammaire commune. Le choc des contraintes (grammaire d’un côté, conventions additionnelles de l’autre) produit des clinamens sémantiques. Pour autant, reste une question : la contrainte est-elle seule à pouvoir produire ce genre de subjectivité impersonnelle, ces clinamens – mais surtout : ce que l’on gagne de ce côté, ne doit-on pas le payer, plus cher, d’un autre ?

à suivre…

illustration : F Morellet


De la contrainte, I

La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide.

I. Kant, Critique de la Raison Pure

Déambulant dans les couloirs du dernier étage de Beaubourg, entre les toiles noires de Soulages, je songe à ce que veut dire C. lorsqu’il m’écrit que seul l’usage de la contrainte, dans le poème, libère.

J’imagine, d’abord, que l’on peut se figurer la contrainte comme une résistance. Par sa rigidité, son inflexibilité, l’intérêt de la contrainte serait d’insérer dans le poème un équivalent, d’autant plus tragique qu’il est arbitraire, du principe de réalité : fixant des règles, elle nous apprendrait que c’est ainsi et ne peut être autrement (il faut la rime, le nombre de pieds, ou autre chose, mais il le faut) et que la fabrication d’un poème n’est donc pas, ne doit pas être une réalisation de nos désirs. Ainsi, contrecarrant l’immédiateté de la volonté, la résistance d’une contrainte même arbitraire nous aiderait à lutter contre la facilité, en nous obligeant à trouver des ressources originales et auxquelles nous n’aurions pu penser sans elle. Et c’est toujours pareil : ce n’est pas celui qui ne suit aucune règle qui produit des oeuvres originales, mais celui qui se donne des règles inédites.

Levant le nez, considérant que je me trouve face à une toile de la seconde période de Soulages, je me demande si l’abandon disons moderne de la figuration doit plutôt être considéré comme un refus de la contrainte (disons, des contraintes idéelles de la représentation) et un désir de voler dans le vide, ou au contraire comme l’exploration des façons dont la matière elle-même contraint : dimensions de la toile, couleur, etc. S’agit-il de se libérer, enfin, des conventions anciennes, pour rendre la peinture à sa spontanéité – ou tout au contraire de travailler d’autres contraintes, plus sournoises, presque invisibles parce que toujours présentes, naturalisées ? Car la matière, le matériau sur lequel on travaille est toujours, forcément, contraignant en un sens : on ne fait pas, on ne peut faire la même chose avec du bois et du papier, avec de l’encre ou du pastel, avec une page de livre ou une toile, etc.

Dès lors, si les propriétés de la matière que nous travaillons (par exemple de l’espace et du temps, de la langue, avec sa grammaire et sa syntaxe, ou de la page, avec son grain et ses dimensions) agissent de toutes façons comme des contraintes qui nous demandent de trouver des ressources, je me demande à quoi peuvent bien servir les contraintes additionnelles comme la rime, la métrique fixe ou bien la justification des vers : si le ciel n’est de toute façon jamais vide, pourquoi lui ajouter, en plus, des nuages ou des vols de charters – la résistance de l’air ne suffit-elles pas à y voler tranquille ? Et le travail de Soulages n’est-il pas d’autant plus intéressant que les contraintes avec lesquelles il travaille sont basiques (et essentielles), c’est-à-dire qu’il trouve dans les seules ressources de la dimension, de la couleur et de la figure une matière à rêver ? Pourquoi s’embarrasserait-il d’autres conventions ? Qu’y a-t-il d’autre à libérer ? Et celui qui appelle au respect de contraintes arbitraires, inutiles et superflues, comme si sans cela nous volions dans le vide – n’a-t-il pas oublié que la contrainte, de toutes façons, est un fait ?

…à suivre

Illustration : Pierre Soulages, 1959