Le roman comme discipline

Lisant Surveiller et punir je me demande comment se servir, dans le cadre d’une histoire de la littérature, de la conception foucaldienne du passage, au tournant du XIXème siècle, d’une société punitive à une société disciplinaire et sa microphysique du pouvoir. Il se caractérise, écrit Foucault, par l’assomption d’un complexe de pouvoir-savoir qui circonscrit, en lieu et place du corps (souffrant des suppliciés) un nouvel objet sur lequel avoir désormais prise : « l’âme », ses potentialités et ses déviances. Les nouveaux dispositifs espistémologiques que sont l’expertise psychiatrique ou la criminologie alors, « sous prétexte d’expliquer un acte, sont des manières de qualifier un individu » (p. 25) et d’en normaliser la singularité.

Et « l’homme » tel qu’il s’offre à l’étude des sciences humaines – il retrouve là une thèse des Mots et les Choses – serait une invention récente. Un point cependant n’est pas clair – savoir si les dispositifs disciplinaires ne sont que des symptômes ou bien plutôt les causes de cette reconfiguration épistémique – de même qu’on pourrait se demander si les Lettres, comme le disent les marxistes, ne sont qu’un symptôme de leur temps – ou à l’inverse si elles en déterminent l’imaginaire. Les deux sans doute – ou la question n’a pas de sens.

Quoiqu’il en soit, la littérature montre une mutation du même type : alors que le problème de l’épopée semblait être celui de la redéfinition du pouvoir légitime (Achille ou Agamemnon ? Ulysse ou Euryloque ? Antinoos ou Télémaque ?) en temps de crise – voir le fabuleux Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière de Florence Goyet – c’est-à-dire l’identification nouvelle du corps du roi à son peuple (à l’exclusion, dans la violence, des prétendants) pour surmonter le chaos, le roman s’intéresse au contraire à penser l’écart entre l’âme de l’individu et le corps social qui lui fait face – la déviation, et parfois le scandale de l’individuation. Nourri à la sociologie, à la psychologie, aux sciences humaines, il essaierait quant à lui de comprendre (pour contenir le désordre dont elle est porteuse) la subjectivité et son extravagance. Oui le roman, cette formidable machine actionnée par un narrateur qui voit sans être vu, n’est-ce pas en quelque sorte l’observatoire de l’existant conçu comme déviation – un panoptique de papier ?

La glande pinéale des genres

L’épopée archaïque opère comme récit du corps (et non de la psychè) dans l’espace (non dans le temps) : on y voit les déambulations de l’un, les aller-retours d’un autre, et les attributs psychologiques (le rusé, le coléreux) que l’on prête aux héros (non aux personnages), moins que d’indiquer comme dans le roman les symptômes d’un rapport psychologique au monde, décrivent un principe d’appréhension des corps dans l’espace. Un corps d’homme-rusé lui permet d’aller ici, un corps d’homme-coléreux bouge comme cela – ils se rencontrent, s’entrechoquent, produisent des clinamen. L’espace, donc, le temps n’étant qu’inessentiel : l’épopée ne construit pas d’intrigue, il n’y a pas de mesure du temps qui passe (on dit « dix ans » comme on dirait « cinq » ou « vingt », c’est sans conséquence : « longtemps » – les corps ont, pour la plupart, changé de place).

La tradition du roman, ouverte par Don Quichotte, s’intéresse au contraire à l’âme comme perspective. Jusqu’à Ulysse de Joyce (et singulièrement depuis la fin du 19ème siècle), on n’en finit pas de montrer qu’un personnage (non un héros) est avant tout le symptôme d’un certain rapport psychique au réel : le roman sonde les âmes, expose la façon dont elles conçoivent le monde, et comme le monde, peu à peu, les transforme. Il s’y agit à chaque fois, donc, de montrer dans une intrigue (qui se mesure en minutes, en jours, en années) la manière dont cette perspective d’une part se construit (au fil du temps, à force de contacts avec le réel et avec les autres perspectives) et d’autre part construit une représentation du monde. Et s’ils se déplacent, les personnages, c’est moins parce que l’espace compte, qu’une manière de suggérer le passage du temps – car la modernité compte le temps, à l’aide de l’espace.

Il y a singulièrement un objet qui échappe à cette catégorisation en corps/âme et espace/temps ; c’est l’inconscient, dont on ne parviendra à rien penser tant qu’on n’en fera qu’un double obscur de la conscience : par sa nature l’inconscient, tout ensemble âme et corps mais tout autant ni l’un ni l’autre, brise ce dualisme au point où la philosophie classique, depuis Descartes, s’acharne à le faire fonctionner. Une littérature de l’inconscient, qui se donnerait pour tâche d’en dire ou d’en montrer quelque chose, ne pourrait donc se donner pour objet ni le corps du héros (déplacé dans l’espace) ni l’âme du personnage (se construisant dans le temps). Son objet est le corps se faisant âme, dans un espace qui est inséparablement du temps (par exemple la ville, qui n’est qu’un lieu qu’en tant qu’elle a, qu’elle est une histoire). De là, une prise sur la manière dont le sens émerge, pour les corps, de la matière elle-même. C’est-à-dire le mystère. Chanter l’inconscient, le corps qui devient âme, l’espace qui devient temps, c’est le roman épique, l’épopée romanesque (c’est la glande pinéale des genres).