Lisant les Mémoires de Jean Allemane, je songe aux rapports qu’entretiennent la parole et le pouvoir. Un surveillant de bagne n’est pas différent d’un forçat, à ceci près que lorsqu’il donne un ordre sa parole est suivie d’effets concrets : il lui suffit de dire ce qu’il voudrait pour que l’état du monde change et corresponde à son voeu ; réciproquement, on reconnaît à ceci qu’il parle dans le vide le fait qu’un individu n’ait aucun pouvoir. On pourrait donc définir le pouvoir comme la condition performative, ou la puissance de la parole.
Si l’on considère la littérature comme un ensemble de productions linguistiques qui ne sont destinées, en terme d’effets concrets sur le monde, à rien de précis (par opposition à d’autres productions linguistiques comme un décret, par exemple), on peut penser à nouveau frais son lien avec la politique, puisqu’elle oppose, à son usage performatif, une performance du potentiel d’impuissance de la parole, et mieux encore – de la fécondité de cette impuissance. Ainsi la littérature oeuvre-t-elle à vacciner les corps de la politique, selon un programme qui pourrait se résumer de la manière suivante : la signification, mais sans la performativité ; l’ordre, sans le pouvoir.
Questionnant la puissance du langage, mais dans des dispositifs qui n’appellent pas de conséquences (des performances), débranchant la parole, par un certain usage de la parole elle-même, de sa puissance politique, la littérature accomplirait ainsi, peut-être, le programme d’une certaine conception de l’anarchie, dont Elisée Reclus disait qu’elle n’est pas le chaos, mais l’ordre sans le pouvoir. Seulement, c’est entre l’écrivain et son lecteur que se tisserait, désormais, la communauté, devenue (pour parler avec Blanchot) inavouable. Communauté des esthètes impuissants, en un sens – communauté de ceux qui, aimant la langue et se méfiant de son pouvoir, ont préféré se soustraire à la politique plutôt que (à la manière de ce qu’il est de bon ton d’appeler le terrorisme) de lui retourner sa violence.