Le capitaine continue de marcher au rythme de ses pas de géant et la colonne derrière lui s’étire (quoique tout ce que l’on puisse distinguer ce soit la queue et la croupe du cheval devant soi, sombre sur le fond de neige) […]
Sans doute peut-on concevoir deux sortes d’événements, autour desquels viendraient tourner les phrases : d’une part ceux dont on (la société, les autres, moi – qu’importe, pourvu que cela relève d’une sorte d’opinion) dit ou dont on imagine qu’ils existent, d’autre part ceux dont l’existence n’est que fonctionnelle, déterminée par les besoins d’une intrigue qui doit avancer. Des premiers, on peut questionner l’existence – elle se prouve ou s’atteste. Des seconds, on attend plutôt de voir ce qu’ils amènent, ce qu’ils permettent de dire ; ils relèvent de la fiction (qui n’est pas une propriété du faux ; le roman n’est ni un mensonge, ni une erreur), c’est-à-dire d’une parole (ligotée dans l’intrigue mais) libérée, insoumise au réel.
Dans Les Géorgiques, il semble pourtant qu’il ne s’agisse pas, pour Claude Simon, de mettre en scène l’un ou l’autre de ces genres d’événements : ni de raconter ce qu’il y a ou ce qu’il y a eu, ni de nouer entre elles des phrases qui parlent de quelque chose dont il n’y aurait pas sens à se demander s’il existe : le fait de ne chercher ce qui existe que dans et à travers la mémoire décourage de vraiment le soumettre à la question du vrai et du faux ; mais le fait de ne pas faire de cette recherche une intrigue interdit de considérer que les événements ne valent que pour le système qu’ils déplient ou font avancer. Contrairement à Proust, en effet, qui fait de La Recherche du temps perdu une intrigue et de la mémoire un système, plus moderne en cela, Claude Simon semble ne s’intéresser qu’à la force affective du souvenir, ni à l’existence mesurable de sa cause contingente, ni au lien de ce souvenir à d’autres qu’il appelle ou auxquels il répondrait et avec lesquels il viendrait former une mosaïque qui réfléchirait le monde ou compenserait sa fragmentation idiote.
Toutes ces pages pour décrire une mosaïque de quelques longues sensations comme des gifles, mises en écho ou en relation par un compositeur maladroit (ou qui se prétend tel), qui ne cherche rien et ne trouvera pas ; qui fait simplement des phrases, non le lieu de la révélation de l’objet, ni celui de la composition maniaque du sujet, mais celui de leur contact, la surface d’inscription où l’impression du réel sur l’argile du corps s’offre à voir, et se montre.