Au mirador # 3. Violet

Nous poursuivons ici un commentaire désordonné d’Hölderlin au Mirador d’Ivar Ch’Vavar, commencé ici.

La dernière fois, nous en étions restés à la portée phénoménologique de l’image ch’vavarienne, sa capacité à douer les choses d’une intensité existentielle. Nous avions malgré tout noté que cette fonction ne s’épanouissait dans HauM que dans l’ombre portée par une sorte d’inquiétude sceptique. C’est que l’image relève de la fiction : elle est sans véritable prétention ontologique. Ou plutôt, s’appuyant sur l’évidence de sa non-prétention à la description littérale, elle fonctionne comme un dépassement de l’ontologie. C’est la raison pour laquelle, peut-être, elle est presque toujours chez Ch’Vavar outrée, burlesque, grotesque : comme le maquillage trop marqué subvertit sa fonction (arranger les traits) pour accomplir une sorte de distanciation (souligner sa présence comme maquillage), la figure de l’en-soi ne se donne dans l’image que comme outrée, poussive, répétitive et violacée à force de répétitions, jus de betterave du coucher de soleil :

Violâtres, violacés les dieux de la nuit
se dressent accroupis – sont-ce nos dieux ? – sous l’orbe violet
de la soirée. Ils sont violet foncé, ils se tiennent comme
des formes violettes dans le noir […]. (p. 17)

Par l’image, l’en-soi ne se présente guère que comme mirage grotesque, visage de clown à la surface de l’être et le bris d’éclats de rire, dans une danse immanente des figures passant les unes dans les autres – un rire d’ailleurs arraché, bientôt grimace, torsion, écartèlement. Ce que le poète lui-même souligne dans un écrit récent :

une image, d’abord, c’est le mélange
Forcé, la « torsion ensemble » de deux objets aussi… Pierre Re
Verdy disait : aussi éloignés que possible l’un de l’autre (défi
Nition qu’il aurait paraît-il piquée à… Georges Duhamel, si !)
mais.. « éloignés » ça ne suffit peut-être pas : opposés, voire : ir
Réconciliables. Ensuite, cette idée d’arrachement, incluant cruau
Té et caricature. L’image sort de ses gonds, est-ce que même…
Elle ne serait pas surtout dans cette sortie ? ‒ Parce qu’elle ne
Peut se tolérer elle-même, c’est chien et rat dans le même sac !
Et pourtant elle est nécessaire : l’amour est derrière cette haine,
Cette incompatibilité viscérale.
(Mont-Ruflet, vers 1986-1996 ; il souligne)

Cruauté et caricature de la rencontre oppressée d’objets opposés. C’est-à-dire, en un sens, viol (p. 19 – celui que contenait le violacé du ciel de la p. 17 ?). On peut lire ainsi HauM comme la quête, au milieu des fantômes grimaçants, d’une percée violente vers l’en-soi, dans et par le corps violet des filles. Leur chair, sa nudité, semble en effet donner une présence à l’en-soi. Sacrées (l’en-soi au milieu des phénomènes) et sacrilèges (de donner l’être à voir au lieu des phénomènes), elles sont saintes et putains, et semble-t-il l’objet-même de la mystique hallucinée d’Ivar Ch’Vavar :

Et demain
sur le sol de la Terre, les filles se sont avancées.
Avec une ride de contrariété barrant leur front ou de perplexité.
Avec leur CHAIR qui sort du short comme ça les cuisses !!
– le scandale de leur chair ! sainte, et saine, rose, qui fait
jusqu’au large horizon peu à peu à reculer les bouchers, et
les chasseurs, les curés… (p. 12)

Pourquoi cette sacralisation ? C’est que la chair de leurs cuisses est une pente vers le sexe des femmes : et dans la recherche d’en-soi par laquelle le poète essaie de sortir d’une subjectivité oppressée (« J’en ai assez […] de cette / lumière de ténia de mon propre moi. » (p. 82)), il ne s’agit pas que de contempler. L’érotisme apparaît, en pratique, comme la possibilité de se frayer une voie vers le dehors, et le désir comme la recherche d' »Une femme aînée qui nous attende au fond du tunnel de son sourire. » (p. 12) Tunnel bucal, vaginal, annal (« tous ses orifices tremblants en béent au lieu de se rétracter » (p. 19)), la fille est pour le poète d’HauM l’occasion de rejouer dans les corps la torsion ensemble des irréconciliables repérée de l’image, d’où partirait la ligne de fuite vers l’être :

Elle
saute sur le rebord de ma vieille chambre avec ses cuisses
de grenouille – cuisses vertes, oh, elle n’a pas de culotte ;
juchée, elle – son sexe me regarde comme un bonhomme ou une
bête, comme un enfant peut-être : il est tout à ça.
Le cul est vigoureusement nu […]. Elle n’ouvrit
pas la bouche. […] elle fait un pet, et bien serré.
[…] Et le haillon de son sexe est
venu se presser, bâillon, sur mes lèvres et trous de nez (p. 68-69)

Mais là comme ici, l’expérience érotique n’offre pas de sortie véritable – ce tunnel-là est un bâillon, l’autre (« mon doigt majeur par son anus est avalé. Il / dresse dedans une lumière », poursuit le texte) se referme dans l’assurance que l’ek-stase érotique n’était qu’une sorte de fiction, elle aussi. La fille, en effet,

n’était que
une sœur, une personne, un être humain humide et mou qui
s’abandonnait tout sur moi et que je retenais de tomber. (p. 70)

 (À suivre…)

L’adresse (des dieux)

A l’occasion de la parution de ré pon nou, un petit manifeste, comme à l’époque.

Les légendes de toutes ces nations ont une seule source commune [.] Et quelle est cette source ? Les mots et les phrases usités par les anciennes tribus […] (MALLARME, Les dieux antiques).

Se souvient-on du temps où la voix des poètes se gonflait des visions de la vérité ? Ils n’étaient pas ce genre de ploucs qui passent leurs après-midis, une fois expédiées les besognes alimentaires, à travailler leurs vers ou commenter leurs camarades – mais pour quoi faire ? Nous ne voulons pas savoir – c’étaient des prêtres. Ils ne nous ont laissé que quelques parchemins de notes, des rouleaux griffonnés (à peine des livres, plutôt des modes d’emplois ou des listes de courses), qui nous font la mémoire de ces cultes sacrés dont ils étaient, ivres et enthousiastes, les metteurs en scène. Ces livres (cette mémoire morte des chants pliée dans l’écriture, essorée de la fête, de la musique et des gestes rituels qui lui donnaient un sens) ont traversé les siècles. Ils nous présentent les aventures d’une poignée de héros, en prise avec ces dieux dont les noms font sourire et qui n’excitent plus aucun visage (nous essayons vainement – allez) – textes troués, archivant de vagues prières, muets tant nous manque ce monde où la voix s’échappait des signes. Le temps l’a emporté – bah ! Nous n’y comprenons rien.

Gutenberg eut la peau des trouvères, les romans firent la nique aux épopées. Voilà ce n’était plus d’immémoriales légendes, mais simplement untel, Jean-Jacques ou Madame de – l’un de ces plumitifs qui vendait son récit – et non plus pour son peuple, dans les voies balisées du culte – mais pour le lecteur lambda, en prise avec l’ennui, pour sa consommation, personnelle comme on dit, vers septembre. Entre ses mains, le livre n’était pas qu’une modeste trace, singeant maladroitement des événements qui eux, vécus en groupe dans la transe des fêtes, s’étaient chargés d’un sens infiniment sacré, oh non – tout était là, cette petite chose pour lui qui s’endormait sur son fauteuil, dans le texte. Encore fallait-il savoir lire, ne rien laisser butter contre les lignes noires, surtout ne pas y voir qu’un code, aussi obscur, inaccessible, que les marmonnements des maîtres de la vérité – chaque roman derrière sa matière, creusé dans sa matière, présentait une voix, repliée sur elle-même et dépliée par l’œil du bougre. On y délirait un monde clos, un double presque du réel : son narrateur prenait la posture de Dieu, ses personnages ressemblaient à nos personnes et ses intrigues à nos histoires – comme c’était familier, comme on s’y croyait, oh – et pourtant ! On n’y croyait pas. Bien sûr tout cela était faux – la fiction – c’était d’autant plus faux que c’était vraisemblable.

Comme l’effet clapet des tapettes à souris, le monde imaginaire qui se logeait derrière nos têtes s’est refermé d’un coup, sec sur le livre, lorsque nous découvrîmes que Dieu est mort – que nous n’étions plus, que nous n’avions jamais vécus que dans les mots – que la langue impuissante, prisonnière en son palais de dents, ne renvoyait à rien, ne représentait pas – une limace, oui, dans la bouche ! Et les romans soudain n’étaient plus vraisemblables : car notre vie, que l’on découvrait engluée dans les jeux de langage, n’avait plus rien à voir avec ces expériences que la littérature feignait – nous n’étions pas des personnages, nous n’avions pas d’histoires, de dieu. Ils se vendaient de mieux en mieux, pourtant : on invite le lecteur à ne penser à rien ! On le drogue ! Ainsi parlèrent nos écrivains sérieux. Il faut lui révéler la mystification – nous ne nous occuperons plus, héroïquement, que de la langue – cela est certain – ils la jetèrent sur le papier, la torturèrent pour qu’elle avoue son crime, s’ouvre le ventre, expie de les avoir dupés. La langue ! Le texte ! Il n’y a rien, derrière – s’époumonaient, formels, ces chevaliers de la grammaire – refusant de parler, sinon de leur parole. Lorsqu’ils parvinrent à la boucler dans l’exposition de son rien, plus inintelligible que celle des chamanes, les lecteurs reposèrent leurs livres sur les rayons des librairies. Eux qui rêvaient d’un monde !

Ils ne nous entendent plus. Nous voulons leur parler : oui les dieux sortent des phrases. Nous le dirons dans des récits – là se tressent les devenirs – mais tordus, horribles et gondolés, déformés par la voix qui les porte, le rythme qui les tire et les images, où ils explosent – récits que chahute la langue où se gonflent les mondes et les monstres divins : car eux habiteront la voix désormais – et de nouveau le chant. Nous peuplerons l’imaginaire. Dans tous les sens.

Derrière la peau

sans titre

Il y a des phrases, des paragraphes, un usage de la langue qui travaille dans la profondeur, et se propose de trouer l’apparence pour révéler le sens, comme par carottes. Une telle écriture (celle des aphorismes) redonne les courants pluriels de la force derrière le calme d’une mer apparemment plate, et montre ce qui boue derrière l’un de surface ; ce faisant elle  est essentiellement fragmentaire (car, dans un renversement de l’ontologie platonicienne qu’analyse bien Quentin Meillassoux par exemple dans un article de la revue Critique, il faut dire que c’est l’unité, la synthèse, la cohérence qui est l’apparence sensible, tandis que le monde intelligible est celui du chaos, de la disjonction, du multiple). Interpréter, déconstruire, philosopher, cela signifie aujourd’hui déchirer le voile des apparences et saisir, dans le discontinu d’une écriture toujours à côté d’elle-même, le sens qui vit dans les écarts, l’irréconciliation, la différance.

Ce n’est pas la manière du roman. Car ce que le roman cherche, lui, c’est moins à révéler du sens qu’à monter, dans la fiction, l’illusion d’un temps et d’un espace, d’une existence, d’une histoire, c’est-à-dire d’un continu concurrent au continu de la réalité (socialement accepté). Aussi n’exige-t-il pas de la pensée de qui l’écrit l’intensité (du travail conceptuel) mais au contraire l’extensité, si l’on peut dire, la dilatation, qui est le propre de l’imaginaire : une pensée qui, loin de creuser derrière l’apparence, se déforme et se transforme et créé du continu, de la surface, de la peau. Oui le roman créé de la peau par dilatation de la pensée, mais une peau derrière laquelle il n’y a rien de profond, de substantiel : pas de chair, de muscles et d’os, pas d’organe. Et le travail du romancier consiste à suivre les contours de cette existence (sociale, narrative, symbolique) imaginaire, à en épouser le relief, à la continuer – sans jamais essayer de la creuser pour voir derrière elle (affaire de la critique, de l’Université), puisqu’il est bien placé, lui, pour savoir qu’il n’y a rien : il épouse les contours de cette peau – mais c’est de la fiction – de cette peau sans corps.

photo : JF Devillers