J’avais écrit un petit texte il y a trois ans, alors que je visitais Tokyo pour la première fois (« Tokyo n’existe pas ») ; et un autre il y a un an et demi alors que j’y emménageais (« Journal de Tokyo », 1, 2 et 3). Au moment de déménager, voilà de quoi clore cette trilogie.
Puisque la mairie interdit d’abandonner ses effets personnels dans la rue, ou moyennant finances, j’ai décidé de meubler Tokyo ; ainsi ai-je passé la journée d’hier à promener aux quatre coins de mon quartier pour les y déposer ces choses qui, aveugles de n’avoir vu la lumière commune, ne vivent jamais que dans l’intimité des intérieurs.
La nourriture fut la plus difficile à placer. La solution finalement adoptée – dans un sac de grand magasin au pied d’un plan du quartier – aura au moins l’avantage de satisfaire les touristes désargentés pour les deux prochains jours. Certes, il ne fut pas non plus facile, en l’absence de prise électrique publique, de trouver au rice cooker et à la bouilloire une place qui leur permît de faire valoir l’étendue de leur fonctionnalité, et j’aurais toujours un soupçon quant au vrai lieu qui eût dû revenir aux couverts, aux bols et aux lampes halogènes. Mais pour l’étagère noire, qu’on ne me dise pas qu’elle était mieux posée, si tristement, sur mon tatami de paille, que placée discrètement comme elle l’est maintenant dans l’entrée d’un immeuble d’où elle irradie de son humble fierté les locataires heureux, se félicitant réciproquement de pouvoir désormais y ranger leurs chaussures ; c’était évidemment ici, de toute éternité, le lieu qui lui fut destiné.
En allant et venant les bras chargés de choses, je recroise avec émotion les meubles laissés là au précédent voyage, bronzant sous le grand soleil de printemps et chargeant d’une intense affectivité les coins de ruelles qu’ils occupent de mon secret ; à mesure que ma maison se vide sur la ville et que mon adresse s’efface, j’ai le sentiment doux, peut-être enfin, d’habiter Tokyo.
Calligraphie : « Tokyo », par Yukako Matsui