Habiter Tokyo

J’avais écrit un petit texte il y a trois ans, alors que je visitais Tokyo pour la première fois (« Tokyo n’existe pas ») ; et un autre il y a un an et demi alors que j’y emménageais (« Journal de Tokyo », 1, 2 et 3). Au moment de déménager, voilà de quoi clore cette trilogie.

Puisque la mairie interdit d’abandonner ses effets personnels dans la rue, ou moyennant finances, j’ai décidé de meubler Tokyo ; ainsi ai-je passé la journée d’hier à promener aux quatre coins de mon quartier pour les y déposer ces choses qui, aveugles de n’avoir vu la lumière commune, ne vivent jamais que dans l’intimité des intérieurs.

La nourriture fut la plus difficile à placer. La solution finalement adoptée – dans un sac de grand magasin au pied d’un plan du quartier – aura au moins l’avantage de satisfaire les touristes désargentés pour les deux prochains jours. Certes, il ne fut pas non plus facile, en l’absence de prise électrique publique, de trouver au rice cooker et à la bouilloire une place qui leur permît de faire valoir l’étendue de leur fonctionnalité, et j’aurais toujours un soupçon quant au vrai lieu qui eût dû revenir aux couverts, aux bols et aux lampes halogènes. Mais pour l’étagère noire, qu’on ne me dise pas qu’elle était mieux posée, si tristement, sur mon tatami de paille, que placée discrètement comme elle l’est maintenant dans l’entrée d’un immeuble d’où elle irradie de son humble fierté les locataires heureux, se félicitant réciproquement de pouvoir désormais y ranger leurs chaussures ; c’était évidemment ici, de toute éternité, le lieu qui lui fut destiné.

En allant et venant les bras chargés de choses, je recroise avec émotion les meubles laissés là au précédent voyage, bronzant sous le grand soleil de printemps et chargeant d’une intense affectivité les coins de ruelles qu’ils occupent de mon secret ; à mesure que ma maison se vide sur la ville et que mon adresse s’efface, j’ai le sentiment doux, peut-être enfin, d’habiter Tokyo.

Calligraphie : « Tokyo », par Yukako Matsui

Kojiki, Sect. CXII

Après le décès du Céleste Souverain, Sa Majesté Grand-Roitelet, conformément aux décrets impériaux, laissa le pouvoir à Jeune-Seigneur-d’Uji. Sur ces entrefaites Sa Majesté Gardien-des-Grandes-Montagnes, contrevenant à la volonté de son défunt père et désireux de prendre le contrôle de l’Empire, conçut le projet d’assassiner son plus jeune frère : secrètement, il monta une armée.

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Osaka

grouillante d’individus bizarres
excentriques &
cassés /

(au milieu d’une architecture 70’s traitant son histoire un peu par-dessus la jambe)

on dirait une ville intérieure, l’essentiel de l’activité, commerçante, se passant de l’autre côté des murs, en sous-sol ou le long de kilomètres de galeries gavées de monde qu’on n’aperçoit que par hasard, lorsque coupées par une rue perpendiculaire elles doivent laisser
leurs lèvres bées
affleurer à l’air libre

oui dehors est
du béton aux façades le long
verre des rues désertes

deux millions six cent mille habitants pour un décor sans signe traversé par des autoroutes suspendues par dessus les canaux

une fois en l’air sur leurs échasses
de béton traversant
dans des loopings vertigineux

la ville acéphale

des cubes posés près de gare-
passerelle sous la foule aperçue

fuit le soleil
vomie d’un immeuble &

ravalée par l’autre un village à la verticale de trente-deux étages marchands

du fromage de sous-sol bondés jusqu’aux restaurants là-
haut : les rues ne sont qu’un paysage en creux pour le vertige
/ la ville est droite /

on ne s’y perdra pas on n’y entendra pas le bruit des camions
/ en-dessous /
les souterrains se nouent en gares

remplies d’échoppes & l’on y tient sa gauche

à l’intérieur derrière les murs sous les rues / au sud de tout /

les quartiers populaires s’étalent dans des galeries cradingues qu’on n’a pas rénovées depuis trente ans : qui tombent en loque : malgré l’effort municipal d’accrocher aux murs des lampions dernier cri tout à fait modernes & des petits vieux qui traînent dans des joggings miteux derrière
un déambulateur d’oxygène

la fête ici s’est retirée pareille
à une vague n’ayant laissé
sur le rivage que des gueules démolies
pliées dedans des corps en vrac
errant comme des chiens
paumés dans l’éternel

dimanche matin

Tokyo n’existe pas

A la veille de déménager, un souvenir de Tokyo (février 2007).

On est moins perdu quand on ne sait pas où l’on est que lorsque l’on ne comprend pas où l’on va ; et celui qui, connaissant pourtant ses coordonnées dans un référentiel, marche inintelligiblement dans la direction opposée à celle qu’il veut et croit suivre, celui-là peut se dire perdu. A Tokyo, nous cherchons depuis trois jours à retrouver Ueno en partant de Minowa (séparés d’à peine une station sur la même ligne de métro) et c’est toujours pareil : quelles que soient les directions que nous choisissons, nous nous retrouvons à chaque fois plus loin de la grande gare.
Le premier jour, nous dirigeant dans un premier sens, nous tombons sur un plan où ne sont dessinés que des blocs (ou des pâtés de maisons) portant le même nom, recopié six, sept fois – très utile ! Mais de direction, zéro, aucune promesse. Nous traçons alors au hasard, ne trouvons rien, demandons à quelques grands-pères, sans succès.
Le lendemain, nous trouvons un autre plan de ville, près des distributeurs de thé vert et de café au lait. Après l’avoir consulté, nous décidons d’essayer une rue opposée à celle que nous avons foulée, croyons-nous, la veille ; nous enjambons des voies ferrées (c’est bon signe), passons sous des rails de métro, traversons des rues, des boulevards, coupons des carrefours ; et arrivons à un second plan – ô déception, il nous apprend qu’à nouveau nous avons échoué, et sommes à l’extrême inverse, c’est-à-dire au symétrique de Ueno par rapport à Minowa.
Qui ne verrait là le signe d’un dépaysement radical ? Ce sont les plans qui nous perdent.
D’abord, ils ne sont pas orientés vers le Nord, mais tantôt par-ci, et tantôt par-là, selon la physique du quartier, comment dire, selon son champ magnétique propre. Je tourne le guide dans tous les sens, pour recouper la représentation du quartier avec une vue d’ensemble, en tirer un indice, l’idée d’une direction, un horizon, mais rien n’y fait : tout se passe comme si les quartiers ne communiquaient pas, et les tokyoïtes eux-mêmes sont incapables, si nous leur demandons comment s’y rendre à pieds, de nous désigner la localisation d’un lieu situé hors de ce champ. Ils hésitent, hochent la tête, sourient, tournent sur eux-mêmes et grimacent, piétinent le sol, avant de nous renvoyer d’un geste désolé vers une station de métro.

Ainsi personne, semble-t-il, n’a de vision globale de la ville, ce complexe de quartiers qui se touchent, d’accord, mais ne communiquent que par les souterrains – chacun possède son orientation propre, son haut et son bas, distribués autour d’un centre de gravité toujours identique : la station de métro. Et, comme il arrive peut-être aux particules lorsqu’elles changent de champ de force, nous faisons face à des perturbations qui nous déportent, et mettent nos représentations de l’espace sens dessus dessous à chaque fois que nous tentons de sortir d’un plan particulier, croyant sans doute que derrière la multiplicité des quartiers demeurait quelque chose, la Ville, qui les tenait ensemble. Or Tokyo n’existe pas.