La littérature s’écrit dans des objets techniques disponibles à la lecture solitaire ; à ce titre quelque chose s’y perd par rapport au mythe, qui s’adresse à un peuple. C’est ce défaut qui signe à la fois la singularité de l’apport de la littérature, comme dispositif, au désenchantement du monde, et celle de sa réponse possible.
Son apport : le livre favorise une consommation individuelle du sens qui ne peut qu’affaiblir les représentations religieuses du monde, qui reposent sur une communauté de conception du sacré et des pratiques cultuelles qui lui correspondent. Dans le for intérieur de la conscience du lecteur, les images ou les scènes que déploit à la vitesse singulière de chaque lecture un livre, et qui s’enrichissent de ses souvenirs et de son imagination, ne peuvent lui tailler pour rapport au réel qu’un monde dont le sens ne se partage plus sans reste, et qui n’appelle pas de fidèles. Ainsi, comme repli du sens dans la communauté fragile du lecteur singulier et de l’auteur, c’est la religion, ses valeurs et son peuple, qui disparaissent.
Sa réponse possible : ce que peut une oeuvre écrite, lorsqu’elle s’adresse à un individu, c’est lester sa vie du monde et des expériences de l’auteur tel qu’il peut les interpréter, et créer dans le vide laissé par la mort des religions une minuscule communauté où se déploie, par le moyen des affects, quelque chose qui relève à nouveau du sens. Et ce que peut cette charge de sens, n’est-ce pas augmenter sa connaissance du réel, et derechef sa puissance d’agir sur lui ? Si bien que la littérature pousserait les corps à agir et non plus simplement à obéir, à agir librement et selon leur pleine puissance – c’est-à-dire à danser, sur le rythme qu’elle pose. Autre manière, musicale cette fois plutôt que magicienne, de comprendre ce que l’enchantement, loin de l’exploitation politique des superstitions, peut vouloir dire.
à P. J.