La prise du sens

mobydick2.jpg MD Tail and Boat image by justincgalloQue l’écriture soit en prise avec l’infini du sens, cela signifie – parce que le sens, composition du commun, lui préexiste et lui est absolument irréductible – qu’il y a quelque chose, dans le processus de réalisation de l’œuvre écrite, qui échappe à l’écrivant et finit par lui imposer son rythme. Les facultés humaines, quoique finies, peuvent tout du moins s’agencer jusqu’à toucher ce quelque chose qui les dépasse, ce dehors, cet événement par lequel (à moins d’en rester à de la littérature d’entendement) l’artiste cherche à se faire dépasser – autre manière de dire que, de même que la pêche n’invente pas ses poissons, la littérature doit moins être considérée comme créatrice de sens que comme fabricatrice de dispositifs qui peuvent nous mettre en prise avec.

Mais ce n’est pas tout. On pourra, par cette analogie où s’annonce peut-être Moby Dick, distinguer trois temps dans l’écriture : 1° fabrication du harpon, 2° recherche de la baleine, 3° lutte avec la baleine harponnée. Si le premier d’entre eux correspond à l’activité où, avec ses pauvres idées, l’entendement suffit, le deuxième demande une expérience de la mer et un sens du kairos (Achab, Périclès) qui mord très certainement, au delà du concevoir, sur le sentir ; quant au troisième, il met en contact avec quelque chose de la vie que la logique binaire de l’intelligence fabricatrice serait bien en peine de réduire à ses catégories – en prise avec la baleine, et dès lors que nous comprenons que nous ne l’avons pas créée, voudrait-on croire que la connaissance des propriétés du fer, voire la maîtrise technique du harpon, nous suffiront pour lutter ? Et veut-on se brancher sur du sens avec une seule pauvre idée, toute intellectuelle, et que nous avons eu tant de mal à tenir ? Compte-t-on mieux sur quelque pathétique maîtrise des techniques d’écriture ? Autant l’entendement ne sert pas à créer du sens, mais des dispositifs pour le harponner (et se faire chahuter par sa vigueur), autant la maîtrise des dispositifs ne suffit pas en elle-même et se fait dépasser dans la lutte.

Refuser, ainsi, à la littérature son statut de création (c’est-à-dire, refuser d’en rester aux idées et à leur mise en oeuvre par des techniques) demande sans doute de reconfigurer aussi la façon dont nous pensons qu’un texte se rapporte au sens : plutôt que de dire qu’il le porte en soi-même, le concevoir comme ce harpon qui viendrait se planter sur le corps résistant de la vie, du réel, de la baleine (peut-être nous en ferions-nous une idée plus exacte en reprenant l’idée de saut que Deleuze utilise à la suite de Bergson : « Loin de recomposer le sens à partir des sons entendus, et des images associées, nous nous installons d’emblée dans l’élément du sens […]. Véritable saut dans l’être. ») Par là même, et une fois dépassée, dès lors, la fausse opposition entre un langage artistique qui créerait et un langage commun qui ne créerait rien, la question que pose cette reconfiguration est la suivante : qu’en est-il, à l’intérieur de la totalité des expériences linguistiques, de la spécificité de la littérature quant à cette prise sur le sens (est-ce un harpon plus grand, ou plus solide, ou qui perce plus profond ? Ou mieux décoré ?) – et, au sein de celle-ci, de la fiction ?

Littérature et politique

philosophie et politique

Si l’on ne convainc pas (si l’on débat, plus qu’on ne dialogue), ou presque pas, et jamais ou rarement, c’est que la parole, dans la majorité des contextes de l’expérience, n’est qu’une expression des dispositions d’un corps ; elle vaut moins pour son contenu cognitif ou sa valeur de vérité que pour ce qu’elle dit des dispositions de celui qui la formule : le discours n’est alors que la sécrétion d’un corps qui révèle son état, par des mots et des phrases qui valent comme symptômes plus que comme signes – ce contre quoi la philosophie a pu vouloir lutter, grâce à l’art dialectique prenant pour la première fois au sérieux le contenu cognitif des discours (« Tu dis la vertu, mais qu’est-ce que tu entends par la vertu ? »). Face à cette tentative de régler la parole comme un médium indépendant des corps qui la sécrètent et qui vaudrait en soi (les problèmes philosophiques naissant peut-être, se nourrissant en tous cas, de cet écart entre le signe et le symptôme), la rhétorique des sophistes, au contraire, préconise de retourner au corps de la sécrétion discursive, en se servant de la parole comme d’un dispositif permettant de modifier son orientation. La politique, qui s’épuise – en tant qu’activité de parole – dans cet usage exclusivement toxique du discours (sans contenu) dont la « langue de bois » est l’autre nom, devient alors l’art de disposer les corps. Les disposer à quoi ? D’une part, à bien agir (un homme politique est un homme qui parle et ce faisant fait faire des choses aux hommes), et d’autre part à bien réagir (à des réformes, à l’air ambiant, à l’état des choses, pour qu’on ne se rebelle pas). On peut dire, en face des problèmes philosophiques, que les problèmes juridiques, naissent également de cet écart entre la pragmatique des lois, qui doivent disposer les corps, et leur eidétique, car elles doivent le faire à l’aide de phrases dont on peut interroger le contenu.

littérature et politique

Si le « miracle Grec » de la science et de la philosophie est ce rêve antipolitique – étrange, sinon pénétrant – permis par l’écriture (qui fixe les discours indépendamment des corps qui les sécrètent) de débrancher le sens de sa dimension affective (le sens comme affect reconfigurant la disposition d’un corps) pour le réifier (le sens comme l’Idée), il est une autre pratique des discours qui, tout en partageant avec la politique sa conception toxique de la parole, remet en cause la fin manipulatoire de cette toxicité : c’est la littérature en tant que pratique discursive alternative destinée non à orienter comme ceci ou comme cela les corps mais à les libérer (« le libre jeu des facultés »), c’est-à-dire à les faire rêver. La littérature est donc aussi une pragmatique politique (non pas au sens de Sartre, qui fait dans Qu’est-ce que la littérature ? comme si un roman n’était rien d’autre qu’un tract efficace, mais au sens où elle ne s’intéresse qu’à ses effets, c’est-à-dire aux affects qu’elle créé), mais c’est une pragmatique pour rien : les affects qu’elle fait naître sont des affects libres, ou émancipant. Elle fait vivre aux corps des affects qui ne sont pas que des moyens pour que ces corps agissent ou réagissent, mais qui, produits comme gratuitement, leur révèlent en même temps leur capacité à être affectés et la puissance toxique de la parole. Déconstruction politique de la politique, la littérature ne cherche, dans la reconfiguration des corps qu’elle permet, que de leur faire faire l’expérience du sens, conçu comme affect.

l’envers postmoderne du fascisme

Une telle idée des rapports entre philosophie (qui s’occupe du contenu des discours), politique (qui instrumentalise l’efficace des discours) et littérature (comme pragmatique du rêve) peut nous amener à reconsidérer la plainte très contemporaine sur la postmodernité, lorsque celle-ci se désespère qu’il n’y ait plus de contenu discursif en politique. Or, hormis pour les philosophes (et les philosophes-roi), les discours politiques n’ont jamais valu ou bien que comme sécrétions (symptomatiques) des corps (c’est aussi la théorie des rapports entre infra et superstructure chez Marx) ou bien que comme réarrangement, disposition nouvelle (politique) des corps. Ce que ces plaintifs regrettent, ce n’est donc pas le contenu des discours, ou qu’il n’y ait pas d’idée, mais que cette langue de bois ne leur fasse plus d’affects : ils bandent mou. Nostalgie, un peu fasciste, d’un temps où les mots de la politique faisaient vibrer les corps en les traversant – où manquait la catharsis littéraire.