Clinique du roman social

Suite de « Le roman comme discipline »

Pour comprendre ce que peut apporter le roman à une société disciplinaire, il faut peut-être avoir en tête la prétention, nouvelle au début du XIXème siècle (c’est-à-dire le moment que Foucault pointe comme celui du passage à la société disciplinaire), du roman à dire la vérité, et même à se constituer comme science. Science de quoi ? Voici la réponse bien connue que propose Balzac dans l’avant-propos à la Comédie Humaine :

La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? […] Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ?

Sur le modèle de la zoologie, le roman doit relever, pour Balzac, de ce que nous appelons aujourd’hui la sociologie – c’est-à-dire une science de l’homme ayant pour projet et pour but de comprendre, voire connaître, et même expliquer les tenants et les aboutissants des actions des individus en les mettant en lien avec leur origine sociale. Mieux, grâce à certaines techniques (l’usage de la fiction, le personnage-type, le monologue intérieur, etc.) le romancier a en outre des outils pour aller fouiller jusque dans la conscience de ses personnages, et révéler les âmes, en mettre à nue les fonctionnements archétypiques et, ce faisant, montrer en profondeur la machination sociale des représentations du monde. Si bien que le roman, balzacien en tous cas, correspond parfaitement à la définition que donne Foucault des sciences humaines dans Les Mots et les Choses – l’étude de ce qui lie les représentations aux conditions sociales objectives :

On voit que les sciences humaines ne sont pas analyse de ce que l’homme est par nature ; mais plutôt analyse qui s’étend entre ce qu’est l’homme en sa positivité (être vivant, travaillant, parlant) et ce qui permet à ce même être de savoir (ou de chercher à savoir) ce que c’est que la vie, en quoi consistent l’essence du travail et ses lois, et de quelle manière il peut parler.

Or, à ceux qui conçoivent les sciences humaines comme un outil d’émancipation, Foucault répond qu’elles ne se sont pas dégagées de leur origine médicale, clinique : savoir comptable et statistique sur le corps et la vie de l’homme, elles ne sont qu’une forme rationalisée des procédures d’examen. Qui lit des livres de sociologie ? Les prolétaires « à émanciper » – ou au contraire ceux qui, par ce moyen, les connaissent (et donc peuvent agir sur eux) ? Le savoir n’est pas indépendant des rapports de pouvoir qu’il sert et constitue (« il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir » écrit-il dans « Il faut défendre la société ») et le roman avec Balzac se constitue comme science politique de l’âme, destinée à connaître, et donc maîtriser, les représentations des prolétaires. Ainsi, à Lukacs qui s’étonnait dans Balzac et le réalisme français que notre auteur, quoique royaliste, pusse si bien comprendre le peuple, Balzac répondait par avance que ses romans avaient en effet pour but de connaître, c’est-à-dire de pouvoir mater le peuple. Il suffit de lire sa préface aux Paysans, dans laquelle la dimension clinique (soigner la société en en montrant du doigt les membres gangrenés) du roman ne relève plus même de la lucidité, mais du programme :

Le but de cette Etude, d’une effrayante vérité tant que la Société voudra faire de la philanthropie un principe au lieu de la prendre pour un accident, est de mettre en relief les principales figures d’un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite de sujets nouveaux. Cet oubli n’est peut-être que de la prudence par un temps où le Peuple hérite de tous les courtisans de la Royauté. On a fait de la poésie avec les criminels, on s’est apitoyé sur les bourreaux, on a presque déifié le Prolétaire ! Des sectes se sont émues et crient par toutes leurs plumes : Levez-vous, travailleurs ! comme on a dit au Tiers-Etat : Lève-toi ! On voit bien qu’aucun de ces Erostrates n’a eu le courage d’aller au fond des campagnes étudier la conspiration permanente de ceux que nous appe­lons encore les faibles contre ceux qui se croient les forts, du paysan contre le riche !

A qui sert de savoir – et à quoi ? Une fois qu’il est clair pour Balzac que connaître les masses ne doit pas servir au culte du Prolétariat, qu’il condamne, il propose donc une réponse si limpide qu’elle se passe de commentaire. Il s’agit avec cette sociologie des âmes, que donne le roman, de donner des armes aux législateurs, afin qu’ils règlent la question sociale :

Il s’agit ici d’éclairer, non pas le législateur d’aujourd’hui, mais celui de demain. Au milieu du vertige démocratique auquel s’adonnent tant d’écrivains aveugles, n’est-il pas urgent de peindre enfin ce paysan qui rend le Code inapplicable en faisant arriver la propriété à quelque chose qui est et qui n’est pas ? […] Cet élément insocial créé par la Révolution absorbera quelque jour la Bourgeoisie, comme la Bourgeoisie a dévoré la Noblesse. S’élevant au-dessus de la loi par sa propre petitesse, ce Ro­bespierre à une tête et à vingt millions de bras travaille sans jamais s’arrêter, tapi dans toutes les communes, intro­nisé au conseil municipal, armé en garde national dans tous les cantons de France par l’an 1830, qui ne s’est pas souvenu que Napoléon a préféré les chances de son malheur à l’arme­ment des masses.

L’ironie dans le roman

Dans sa Théorie du roman, Lukacs interprète l’apparition du roman comme le symptôme du désenchantement d’un monde d’où les dieux ont fui ; comme forme littéraire, il accomplirait la tentative de trouver du sens dans un monde qui ne peut en avoir, effort désespéré, et conscient de l’être. L’ironie, écrit-il, serait la forme générale de ce rapport au monde : 

L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu : par rapport au sens, une docte ignorance, une manifestation de la malfaisante et bienfaisante activité des démons, le renoncement à saisir de cette activité plus que sa simple réalité de fait, et la profonde certitude, inexprimable par d’autres moyens que ceux de la création artistique, d’avoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette renonciation et cette impuissance à savoir, l’ultime réel, la vraie substance, le Dieu présent et inexistant. 

Le roman prétendrait donner le sens de l’absence de sens ou la Vérité de l’Ignorance. La référence au démon suggère que le retrait des dieux n’est pas tant un retrait du sens (puisqu’il y a un sens à l’absence de sens) qu’un retrait du sérieux, ou de cette assurance que les apparences sont sérieuses. Au sérieux s’oppose ou bien le jeu sur les niveaux de sens, c’est-à-dire l’humour, ou bien la présentation de l’auto-destruction du sens des apparences, c’est-à-dire l’ironie. Le sérieux dit que la ligne à suivre est claire : sa certitude recoupe le vrai. Il n’est pas dans un monde tragique. L’humour prétend que ce ne sont que des apparences, et qu’il n’y a qu’apparences : il n’est pas non plus le symptôme d’un monde tragique, au sens où la constatation qu’il n’y a qu’apparences ne contredit aucun désir de profondeur. D’où sa légèreté, et en un sens sa futilité. La figure du démon, ici, indique tout autre chose : l’ironie, à savoir la démonstration du ridicule ou de la futilité des apparences, au nom d’une profondeur tragique. Tragique car une telle profondeur ne pourra jamais se donner une apparence : c’est le régime de l’apparaître lui-même que condamne la belle âme ironique. Le démon est donc la figure de cette voix des profondeurs irréductible à tout apparaître – d’où son revers : l’ignorance et l’acceptation de l’ignorance. Autrement dit, la condamnation des apparences au nom des profondeurs s’accompagne de l’humble refus de vouloir comprendre cette profondeur. Raison pour laquelle l’ironie n’est pas la figure d’un monde sans dieu, mais bien la figure d’un monde du dieu présent-absent (c’est-à-dire du démon, à mi-chemin du dieu des hommes sérieux et du rien des humoristes), et qu’elle est à ce titre une manière de superstition : cette condamnation des apparences au nom d’une acceptation résignée de l’ignorance n’étant en effet que le moyen de préserver la souveraineté du démon. L’ironiste n’est nihiliste que parce qu’il est Pascalien.

D’où l’on peut tirer deux choses : une définition de la fiction comme sens de l’absence de sens. Et une caractérisation de la parole du romancier comme parole double, voix du narrateur travaillée par la voix des profondeurs, celle du démon.

L’ironie dans le roman

Dans sa Théorie du roman, Lukacs interprète l’apparition du roman comme le symptôme du désenchantement d’un monde d’où les dieux ont fui ; comme forme littéraire, il accomplirait la tentative de trouver du sens dans un monde qui ne peut en avoir, effort désespéré, et conscient de l’être. L’ironie, écrit-il, serait la forme générale de ce rapport au monde :

L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu : par rapport au sens, une docte ignorance, une manifestation de la malfaisante et bienfaisante activité des démons, le renoncement à saisir de cette activité plus que sa simple réalité de fait, et la profonde certitude, inexprimable par d’autres moyens que ceux de la création artistique, d’avoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette renonciation et cette impuissance à savoir, l’ultime réel, la vraie substance, le Dieu présent et inexistant.

Le roman prétendrait donner le sens de l’absence de sens ou la Vérité de l’Ignorance. La référence au démon, qui suggère que le retrait des dieux n’est pas tant un retrait du sens (puisqu’il y a un sens à l’absence de sens) qu’un retrait du sérieux, ou de cette assurance que les apparences sont sérieuses. Au sérieux s’oppose ou bien le jeu sur les niveaux de sens, c’est-à-dire l’humour, ou bien la présentation de l’auto-destruction du sens des apparences, c’est-à-dire l’ironie. Le sérieux dit que la ligne à suivre est claire : sa certitude recoupe le vrai. Il n’est pas dans un monde tragique. L’humour prétend que ce ne sont que des apparences, et qu’il n’y a qu’apparences : il n’est pas non plus le symptôme d’un monde tragique, au sens où la constatation qu’il n’y a qu’apparences ne contredit aucun désir de profondeur. D’où sa légèreté, et en un sens sa futilité. La figure du démon, ici, indique tout autre chose : l’ironie, à savoir la démonstration du ridicule ou de la futilité des apparences, au nom d’une profondeur tragique. Tragique car une telle profondeur ne pourra jamais se donner une apparence : c’est le régime de l’apparaître lui-même que condamne la belle âme ironique. Le démon est donc la figure de cette voix des profondeurs irréductible à tout apparaître – d’où son revers : l’ignorance et l’acceptation de l’ignorance. Autrement dit, la condamnation des apparences au nom des profondeurs s’accompagne de l’humble refus de vouloir comprendre cette profondeur. Raison pour laquelle l’ironie n’est pas la figure d’un monde sans dieu, mais bien la figure d’un monde du dieu présent-absent (c’est-à-dire du démon, à mi-chemin du dieu des hommes sérieux et du rien des humoristes), et qu’elle est à ce titre une manière de superstition : cette condamnation des apparences au nom d’une acceptation résignée de l’ignorance n’étant en effet que le moyen de préserver la souveraineté du démon. L’ironiste n’est nihiliste que parce qu’il est Pascalien.

D’où l’on peut tirer deux choses : une définition de la fiction comme sens de l’absence de sens. Et une caractérisation de la parole du romancier comme parole double, voix du narrateur travaillée par la voix des profondeurs, celle du démon.