L’adresse (des dieux)

A l’occasion de la parution de ré pon nou, un petit manifeste, comme à l’époque.

Les légendes de toutes ces nations ont une seule source commune [.] Et quelle est cette source ? Les mots et les phrases usités par les anciennes tribus […] (MALLARME, Les dieux antiques).

Se souvient-on du temps où la voix des poètes se gonflait des visions de la vérité ? Ils n’étaient pas ce genre de ploucs qui passent leurs après-midis, une fois expédiées les besognes alimentaires, à travailler leurs vers ou commenter leurs camarades – mais pour quoi faire ? Nous ne voulons pas savoir – c’étaient des prêtres. Ils ne nous ont laissé que quelques parchemins de notes, des rouleaux griffonnés (à peine des livres, plutôt des modes d’emplois ou des listes de courses), qui nous font la mémoire de ces cultes sacrés dont ils étaient, ivres et enthousiastes, les metteurs en scène. Ces livres (cette mémoire morte des chants pliée dans l’écriture, essorée de la fête, de la musique et des gestes rituels qui lui donnaient un sens) ont traversé les siècles. Ils nous présentent les aventures d’une poignée de héros, en prise avec ces dieux dont les noms font sourire et qui n’excitent plus aucun visage (nous essayons vainement – allez) – textes troués, archivant de vagues prières, muets tant nous manque ce monde où la voix s’échappait des signes. Le temps l’a emporté – bah ! Nous n’y comprenons rien.

Gutenberg eut la peau des trouvères, les romans firent la nique aux épopées. Voilà ce n’était plus d’immémoriales légendes, mais simplement untel, Jean-Jacques ou Madame de – l’un de ces plumitifs qui vendait son récit – et non plus pour son peuple, dans les voies balisées du culte – mais pour le lecteur lambda, en prise avec l’ennui, pour sa consommation, personnelle comme on dit, vers septembre. Entre ses mains, le livre n’était pas qu’une modeste trace, singeant maladroitement des événements qui eux, vécus en groupe dans la transe des fêtes, s’étaient chargés d’un sens infiniment sacré, oh non – tout était là, cette petite chose pour lui qui s’endormait sur son fauteuil, dans le texte. Encore fallait-il savoir lire, ne rien laisser butter contre les lignes noires, surtout ne pas y voir qu’un code, aussi obscur, inaccessible, que les marmonnements des maîtres de la vérité – chaque roman derrière sa matière, creusé dans sa matière, présentait une voix, repliée sur elle-même et dépliée par l’œil du bougre. On y délirait un monde clos, un double presque du réel : son narrateur prenait la posture de Dieu, ses personnages ressemblaient à nos personnes et ses intrigues à nos histoires – comme c’était familier, comme on s’y croyait, oh – et pourtant ! On n’y croyait pas. Bien sûr tout cela était faux – la fiction – c’était d’autant plus faux que c’était vraisemblable.

Comme l’effet clapet des tapettes à souris, le monde imaginaire qui se logeait derrière nos têtes s’est refermé d’un coup, sec sur le livre, lorsque nous découvrîmes que Dieu est mort – que nous n’étions plus, que nous n’avions jamais vécus que dans les mots – que la langue impuissante, prisonnière en son palais de dents, ne renvoyait à rien, ne représentait pas – une limace, oui, dans la bouche ! Et les romans soudain n’étaient plus vraisemblables : car notre vie, que l’on découvrait engluée dans les jeux de langage, n’avait plus rien à voir avec ces expériences que la littérature feignait – nous n’étions pas des personnages, nous n’avions pas d’histoires, de dieu. Ils se vendaient de mieux en mieux, pourtant : on invite le lecteur à ne penser à rien ! On le drogue ! Ainsi parlèrent nos écrivains sérieux. Il faut lui révéler la mystification – nous ne nous occuperons plus, héroïquement, que de la langue – cela est certain – ils la jetèrent sur le papier, la torturèrent pour qu’elle avoue son crime, s’ouvre le ventre, expie de les avoir dupés. La langue ! Le texte ! Il n’y a rien, derrière – s’époumonaient, formels, ces chevaliers de la grammaire – refusant de parler, sinon de leur parole. Lorsqu’ils parvinrent à la boucler dans l’exposition de son rien, plus inintelligible que celle des chamanes, les lecteurs reposèrent leurs livres sur les rayons des librairies. Eux qui rêvaient d’un monde !

Ils ne nous entendent plus. Nous voulons leur parler : oui les dieux sortent des phrases. Nous le dirons dans des récits – là se tressent les devenirs – mais tordus, horribles et gondolés, déformés par la voix qui les porte, le rythme qui les tire et les images, où ils explosent – récits que chahute la langue où se gonflent les mondes et les monstres divins : car eux habiteront la voix désormais – et de nouveau le chant. Nous peuplerons l’imaginaire. Dans tous les sens.

Le sens de Jérusalem

Jérusalem, la nouvelle série de Jean-François Devillers est visible sur son site. Il s’agit de dix-huit images, composées chacune de trois, quatre ou cinq panneaux (souvent quatre) apposés à la manière des triptyques médiévaux. Le chiffre 4 lui-même, plutôt que la belle trinité close des tableaux chrétiens, nous met sur la voie – de l’équilibre impossible, de l’espèce d’excédence que le photographe cherche à représenter ici. Jérusalem,  étymologiquement « la ville de la complétude », est dès lors le nom de ce débordement, du surnombre à la paix impossible, de la surcharge – et notamment de la surcharge de sens : la ville devenue monstrueusement symbolique, dans laquelle les individus eux-mêmes ne sont plus que des signes, des lettres, les caractères écrits dans les pages du livre sacré qu’ils promènent avec eux.

La poétique de la série travaille la dialectique suivante : regrouper au sein d’une seule image (dont la continuité est assurée par l’identité spatiale de la ville en sa matérialité) tout en les laissant séparés, les mondes apparemment inconciliables portés par ces individus sans singularité, symptômes Chrétiens et Juifs, Musulmans, Pèlerins, Militaires, Touristes. Mais cette dialectique est aussi une dialectique de la continuité et de la discontinuité : continuité de l’espace où sont passés à différents moments (et c’est leur discontinuité) les différents personnages porteurs de différents mondes. Dès lors, l’acte de « regrouper en laissant séparé » revient à montrer à voir la séparation elle-même, c’est-à-dire au sein du continu spatial le discontinu lui-même : le cadre blanc où se créé, à vitesse infinie, l’aller-retour du temps. Déjà, dans ses travaux précédents, par exemple Mer d’Aral, on voyait chez Devillers une tentative de contenir le temps dans les deux dimensions d’une image exprimant en même temps le piège (la terre de l’espace figé) et la libération (les vagues du mouvement). Pari passablement fou, sinon stupide, pour qui considère la photographie, contrairement au cinéma, comme une simple représentation de l’espace – mais ce qu’on appelle l’art ne consiste-t-il pas précisément à se confronter à l’impossible de son propre médium, l’impossible technique, et à le « sursumer » (au sens de l’aufhebung : le dépasser en le conservant, en son sein même) ? Devillers aura donc affiné son problème jusqu’à lui trouver cette forme, aujourd’hui : une mise en image (comme on dit une mise en scène) par laquelle le temps apparaît, infini enfermé dans l’écart des cadres, négatif de l’espace.

Ce faisant, on pourrait décrire ses images à l’aide des mots que Mallarmé employait pour son Coup de dés : « Les “blancs”, en effet, assument l’importance, frappent d’abord […]. Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers — plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée […]. » Il me semble en résumé que ce que Devillers nous présente dans cette série, ce sont les « subdivisions prismatiques » de l’Idée d’un Monde excédentaire à lui-même. Ce faisant, il problématise à la fois la possibilité et l’opportunité d’un monde commun sur un territoire unique ; car si, comme le dit Jean-Luc Nancy, le sens du monde « se joue en ce que les existants – les parlants et les autres – y font circuler la possibilité d’une ouverture, d’une respiration, d’une adresse qui est proprement l’être-monde du monde » (La déclosion), ce que montrent ces images, c’est bien que ce sont les barreaux du cadrage, ceux-là mêmes qui réduisent tous les personnages à leur symptomaticité, qui leur permettent aussi de respirer – car l’enfant ne court sur les murailles que parce que les blancs le dérobent aux militaires, en même temps qu’ils nous invitent à imaginer l’instant d’après de leur franchissement : entre la séparation (nommée « Jérusalem ») et le raccord, entre la ville-clôture et le débordement des images, l’écart blanc devient précisément le lieu de la circulation du sens, de l’échange impossible de l’espace en temps – et retour.

Clinamen dans l’épopée

De quoi un retour à l’épopée, aujourd’hui, peut-il être le retour ?

L’ontologie de la forme-roman, pour laquelle existent essentiellement 1° un personnage, 2° une intrigue, 3° un narrateur, correspond, grosso modo, à celle d’une épistémè moderne s’ouvrant avec Leibniz, se fermant avec Nietzsche, et trouvant son point d’acmé dans la Science de Hegel : la métaphysique du sujet. En effet, la structure personnage-intrigue-narrateur qui donne sa forme au roman est une projection dans la fiction de la structure monade-perspective-Dieu selon laquelle, sous les yeux d’un sujet absolu (Dieu), chaque sujet particulier exprime l’objet selon une perspective particulière. Un personnage serait donc une perspective, manière-de-voir-le-monde, c’est-à-dire une subjectivité dont la vision trahit autant ce qu’il est lui que ce qu’il voit de l’objet. L’intrigue est la configuration systémique des évènements par laquelle se déploie le devenir du personnage, jusqu’à ce qu’il atteigne la vérité de ce qu’il est. En ce sens, tout roman est d’éducation, la confrontation d’un Soi au réel qui l’informe. Il y a donc, transcendantale à l’histoire d’un roman, l’idée d’une intrigue nécessaire au déploiement des subjectivités, autre manière de dire que l’être du sujet est son devenir et que le vrai s’énonce dans un système (en mouvement : l’intrigue) : métaphysique hégélienne de la subjectivité dont l’énoncé programmatique se lit dans les paragraphes 19-25 de la préface de la Phénoménologie de l’Esprit.

Ce qui se perd, dans cette structure, c’est la contingence : le déploiement de l’intrigue, en vraisemblance avec le caractère des personnages ou des subjectivités qu’elle exprime, ne laisse pas de place au hasard. Dans l’épopée traditionnelle, au contraire, il n’y a pas de personnage mais un héros, pas d’intrigue systémique mais des péripéties. Ulysse n’a pas changé d’un poil du début à la fin, il est l’homme rusé ; l’épopée ne présente pas le temps de sa transformation ou de « son advenir à soi » (définition hégélienne du sujet). De la même manière, les événements qui prennent place entre le départ de Troie et l’arrivée à Ithaque ne suivent aucune nécessité narrative, et ne forment pas une trame dont le dévoilement progressif constituerait l’intrigue. Enfin, le Dieu a laissé place aux dieux : cette contingence de l’épopée a pour strict revers la présence dans le texte du sacré et du merveilleux.

Cette contingence, sans doute, dont les postulats sont très lourds (les personnes sont des substances aux attributs stables, par ex. l’homme rusé ; ce sont les dieux qui influent sur les destinées humaines), n’a plus de sens pour nous. Mais, après que certains poètes comme Mallarmé eurent passé leur vie à essayer de l’abolir, à jouer avec, à la penser, une autre contingence, un autre hasard nous est à considérer, par où se défait l’ontologie lourde de la métaphysique hégélienne : la contingence portée par le langage lui-même, qui se loge dans l’écart entre les agencements rythmiques et le sens. En effet, le travail du rythme, par le poète, amène à produire un sens auquel il n’avait pas pensé a priori ; ce faisant, le sens est moins produit par des décisions de l’écrivain (ou par l’arbitraire divin) que par des clinamen linguistiques qui ne relèvent d’aucun entendement, le texte se faisant le lieu d’autres événements, d’un autre merveilleux, d’une autre manière qu’ont les dieux d’être dans le texte : ce que l’on peut appeler à son tour épopée, dont la forme élémentaire chante que l’histoire des hommes ne dépend pas que d’eux, c’est-à-dire affirme qu’il y a des événements, et donc du sens qui se créé, de la valeur – un enchantement.

Le testament de l’autre

Dans le numéro 2 de la revue Mir, Christophe Manon publie le début de son Testament. Assez long (200 vers environ), cet incipit déploie une voix dont la simplicité apparente, dont la crudité, même, peut être comprise à la fois comme signe de pureté et de dénuement, dans l’urgence – causée par la proximité de la mort – qui commande au poète d’être direct et sans chichi :

je n’ai ni dieu ni maître
et ne dois rien à personne
souvent j’ai crevé la dalle
et dans ma gamelle souvent
que des pois chiches

Pourtant, cette simplicité – qui n’est, je l’ai dit, qu’apparente – ne laisse pas de troubler : notamment parce qu’il est précisé que le texte de Christophe Manon est une reprise, une adaptation d’un autre Testament. Si bien que derrière ce je d’évidence si franc, qui se livre dans la brutalité d’une expression ne s’embarassant plus des règles d’aucun jeu, se cache en double-fond celui de Villon – et l’on ne sait plus qui parle. Ainsi Manon déconstruit-il le voyeurisme morbide – lequel identifie la voix et l’homme pour trouver dans celle-là des informations sur celui-ci – du lecteur, laissant à sa place le trouble qui le problématise. Ce faisant, s’affirme dans ce dispositif textuel quelque chose comme une solution originale au problème de la littérature contemporaine tel que des oeuvres comme celle de Mallarmé (la disparition élocutoire du poète) ou Pessoa (et son théâtre des hétéronymes) ont pu lui donner forme : celle d’un lyrisme (d’une subjectivation) transpersonnel, détaché des  épanchements contingents de l’individu singulier pour trouver dans l’hybridation de la voix les ressources d’un chant impersonnel, universel.

je veux bien reconnaître mes torts
mais ce que j’ai écrit est écrit

laissons tomber et parlons d’autre chose

Christophe Manon, Testament, in. revue Mir n°2, éditions ikko, juin 2009.

De l’inhumain

Dans Crise de vers, la poétique de Mallarmé opposait, fort pragmatiquement, deux fonctions du poème : suggérer et nommer, reléguant cette dernière action dans le champ de l’universel reportage, c’est-à-dire, en somme, du réalisme journalistique. Pourtant, l’objectivisme, poésie de nommer les choses telles qu’elles sont, n’est pas un réalisme : l’écriture n’essaie pas, par un foisonnement de détail, de singer le réel, et l’action décrite ne prétend pas à la même texture temporelle ; la narration n’y est pas non plus transparente.

Dans Holocauste, Charles Reznikoff met en scène, à partir des témoignages du procès de Nuremberg, la représentation brute de la déportation, des massacres : sans effet – sinon de rythme – ni commentaire, il présente les faits comme des faits. Or, nous sommes tant habitués au traitement passionnel des horreurs nazies (peut-être le révisionnisme n’aurait-il pas tant d’adeptes si l’approche des artistes était plus positiviste) que la manière de Reznikoff, par sa neutralité insupportable, redouble presque la cruauté des actes S.S. (car c’est par cette absence de pathos que Reznikoff parvient à éveiller le dégoût le plus violent pour ces actes inhumains, dépassionnés, dépris de toute morale et de tout jugement – l’organisation bureaucratique du cauchemar) : jamais un commentaire, un jugement moral ou un trémolo – rien que la musique objective de l’horreur telle qu’elle s’orchestre en se montrant toute nue, dans ces chapitres de prose coupée au rythme ciselé. Ainsi, par exemple, p. 76 :

Une femme arriva avec sa petite fille
et des S.S. étaient là un matin
et emportèrent l’enfant :
il était interdit à une mère d’avoir son enfant avec elle.
Par la suite, la femme découvrit que son enfant avait été jetée dans le feu
où les morts étaient en train de brûler,
et cette nuit-là elle se jeta contre les barbelés électrifiés de la clôture du camp.

Charles Reznikoff, Holocauste, trad. Auxeméry, Prétexte éd., 2007.