Le sens de Jérusalem

Jérusalem, la nouvelle série de Jean-François Devillers est visible sur son site. Il s’agit de dix-huit images, composées chacune de trois, quatre ou cinq panneaux (souvent quatre) apposés à la manière des triptyques médiévaux. Le chiffre 4 lui-même, plutôt que la belle trinité close des tableaux chrétiens, nous met sur la voie – de l’équilibre impossible, de l’espèce d’excédence que le photographe cherche à représenter ici. Jérusalem,  étymologiquement « la ville de la complétude », est dès lors le nom de ce débordement, du surnombre à la paix impossible, de la surcharge – et notamment de la surcharge de sens : la ville devenue monstrueusement symbolique, dans laquelle les individus eux-mêmes ne sont plus que des signes, des lettres, les caractères écrits dans les pages du livre sacré qu’ils promènent avec eux.

La poétique de la série travaille la dialectique suivante : regrouper au sein d’une seule image (dont la continuité est assurée par l’identité spatiale de la ville en sa matérialité) tout en les laissant séparés, les mondes apparemment inconciliables portés par ces individus sans singularité, symptômes Chrétiens et Juifs, Musulmans, Pèlerins, Militaires, Touristes. Mais cette dialectique est aussi une dialectique de la continuité et de la discontinuité : continuité de l’espace où sont passés à différents moments (et c’est leur discontinuité) les différents personnages porteurs de différents mondes. Dès lors, l’acte de « regrouper en laissant séparé » revient à montrer à voir la séparation elle-même, c’est-à-dire au sein du continu spatial le discontinu lui-même : le cadre blanc où se créé, à vitesse infinie, l’aller-retour du temps. Déjà, dans ses travaux précédents, par exemple Mer d’Aral, on voyait chez Devillers une tentative de contenir le temps dans les deux dimensions d’une image exprimant en même temps le piège (la terre de l’espace figé) et la libération (les vagues du mouvement). Pari passablement fou, sinon stupide, pour qui considère la photographie, contrairement au cinéma, comme une simple représentation de l’espace – mais ce qu’on appelle l’art ne consiste-t-il pas précisément à se confronter à l’impossible de son propre médium, l’impossible technique, et à le « sursumer » (au sens de l’aufhebung : le dépasser en le conservant, en son sein même) ? Devillers aura donc affiné son problème jusqu’à lui trouver cette forme, aujourd’hui : une mise en image (comme on dit une mise en scène) par laquelle le temps apparaît, infini enfermé dans l’écart des cadres, négatif de l’espace.

Ce faisant, on pourrait décrire ses images à l’aide des mots que Mallarmé employait pour son Coup de dés : « Les “blancs”, en effet, assument l’importance, frappent d’abord […]. Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers — plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée […]. » Il me semble en résumé que ce que Devillers nous présente dans cette série, ce sont les « subdivisions prismatiques » de l’Idée d’un Monde excédentaire à lui-même. Ce faisant, il problématise à la fois la possibilité et l’opportunité d’un monde commun sur un territoire unique ; car si, comme le dit Jean-Luc Nancy, le sens du monde « se joue en ce que les existants – les parlants et les autres – y font circuler la possibilité d’une ouverture, d’une respiration, d’une adresse qui est proprement l’être-monde du monde » (La déclosion), ce que montrent ces images, c’est bien que ce sont les barreaux du cadrage, ceux-là mêmes qui réduisent tous les personnages à leur symptomaticité, qui leur permettent aussi de respirer – car l’enfant ne court sur les murailles que parce que les blancs le dérobent aux militaires, en même temps qu’ils nous invitent à imaginer l’instant d’après de leur franchissement : entre la séparation (nommée « Jérusalem ») et le raccord, entre la ville-clôture et le débordement des images, l’écart blanc devient précisément le lieu de la circulation du sens, de l’échange impossible de l’espace en temps – et retour.

Résidence dans la ville

Je résiderai une partie de l’année 2010 à la villa Kujoyama, Kyôto ; voici un extrait du projet qui a soutenu ma candidature :

Ohashi, averse soudaine à Atake, Hiroshige

Mon projet concerne l’écriture d’un ensemble de cinq pièces mixtes (vers et prose), que j’appelle par commodité des épopées, à l’intersection du reportage et de l’élégie – la matérialité du lieu et la légèreté du chant se faisant face et se répondant, se défiant, s’unissant dans le mouvement du corps marchant. Chacune d’entre elles concernera une ville japonaise, le tout dressant un portrait à la fois partiel et bigarré, incomplet et saturé, d’un certain esprit de la vie urbaine au Japon, sinon de l’esprit japonais. A l’intersection de la poésie et du reportage, en faisant de l’écriture l’acte qui, soulevant le voile du quotidien, révèle le sens de ce monde, en devenir, qu’est une ville.

Il me semble en effet que le concept de ville est exactement ce qui fait pendant à celui de monde : le relief compliqué d’une ville distribue sur trois, quatre, six niveaux, passages, escaliers et terrasses par lesquels se connectent, comme en un organisme un peu baroque, échoppes et cafés, bureaux et habitations ; tout y est lié ; on pourrait ne pas en sortir ; dans ses multiples dimensions une ville épuiserait le sens d’une vie ; d’une certaine manière c’est un petit monde. Mais en même temps : les temples, les fortifications, le palais impérial ou les petites maisons ont traversé les siècles. Presque mille ans d’architecture se donnent, dans la plus bizarre succession, cependant que les grues continuent de consolider, d’amender, d’inventer une forme pour demain. Une ville, alors, n’est plus un monde, car les mondes se donnent tout d’un coup, Big Bang ou Création, quand les villes, elles, sont pleines d’histoires divergentes, les traversant et les transformant à des vitesses multiples. Les strates hétérogènes qui lui donnent sa forme ne se composent selon aucune intention ; aussi sa beauté tient-elle du miracle, l’unité monstrueuse qui la tord et la resserre nargue l’unilatéralité des architectes totaux de mondes, de parcs d’attractions ou même de « villes nouvelles » : née de l’histoire, c’est-à-dire de plusieurs histoires, une ville ne s’enferme pas dans une idée. Des temporalités différentes la travaillent : l’harmonie qu’elle semble présenter n’est qu’un équilibre impossible, tenu par personne, rien.