Edwin Thumboo, « Ulysse près du Merlion »

Edwin Thumboo, né en 1933, est un peu le poète national de Singapour — le Victor Hugo local. Il a écrit en 1979 un poème qui en est l’hymne officieux, « Ulysses by the Merlion » dont il n’existe pas à ma connaissance de traduction en français (le Merlion, monstre composé d’une tête de lion et d’une queue de sirène, est l’emblème de Singapour ; sa statue se trouve à l’entrée de l’île ; il veille comme une vigie, face à la mer). Voici une tentative de traduction :

J’ai navigué sur bien des eaux,
Esquivé des ilots de flammes,
Lutté contre Circé
Qui aimait tant le grouinement des porcs ;
J’ai passé Scylla et Charybde
Pour sept années auprès de Calypso,
Me suis battu contre les dieux.
En arrière-plan
Je restais fidèle à Ithaque, je voyageai,
Voyageai, voyageai,
Souffrant beaucoup et jouissant peu,
Je vis des gens étranges chantant
Des mythes nouveaux ; et je fis des mythes moi aussi.

Mais ce lion des mers
Avec sa crinière salée, ses écailles, sa queue fantastique,
Son aura de puissance, son air insistant
Sur cet étroit promontoire…
Laisse perplexe.

Rien, rien dans toute ma vie
N’aura préfiguré cet être
Mi-bête, mi-poisson,
Cette créature puissante, et des terres et des mers.

Les hommes s’installèrent ici,
Apportant dans cette ile
La générosité des mers,
Ils construisirent des tours sans faîte comme celle d’Ilion.
Ils fabriquent, ils obéissent,
Ils achètent, ils vendent.

Malgré des voies bien différentes,
Ensemble ils se transforment,
Explorent les limites de l’harmonie,
Cherchent le centre ;
Ils ont changé de dieux,
Gardant pour seuls souvenirs de leur race
La prière et le rire, la manière
Qu’ont leurs femmes de s’habiller, la politesse.
Ils tiennent les bons vieux rêves des ancêtres —
Si beaux, si radieux —
Dans de nouvelles visions,
Lumineuses et urgentes,
Pleines de ce qui fait maintenant.

Peut-être d’avoir dû faire face à des choses
Qui les écrasaient de leurs poids,
Leurs esprits aspirent de nouveau à des images,
Ajoutant au Dragon, au Phénix,
À Garuda, à Nâga, ces Chevaux du Soleil,
Ce lion des mers-ci,
Cette image d’eux-mêmes.

De Singapour à Francis P. Ng

Débarquant à Singapour, je commence à découvrir la scène poétique locale (les singapouriens sont anglophones), qui semble étonnamment vivante, et ses institutions. On y trouve des revues, comme la Quarterly Literary Review of Singapore ou QLRS, et des maisons d’éditions très actives, comme Math Paper Press ou Ethos Books. La première a par exemple publié les savoureux Sonnets from the Singlish de Joshua Ip, et la seconde, Unfree Verse, une anthologie de la poésie formelle de Singapour. En lisant ce dernier livre, que je me suis empressé d’acheter, je découvre Francis P. Ng (ça ne s’invente pas ! c’est un pseudonyme de Teo Poh Leng ; rien à voir avec notre Francis P.ng. national), un mystérieux poète né en 1912 et mort en 1942, et qui a publié en 1937 un livre intitulé F. M. S. R. qui fut, si l’on en croit les recherches d’Eriko Ogihara-Schuck et Anne Teo, largement influencé par The Waste Land. Voici ma traduction rapide du deuxième chant de ce vaste poème :

II.

Singapura Lion-Ville
Odeurs sautant au naze
Et poussière volant à la face
Est un lieu dégueulasse suintant de chaleur.
Et de partout autour s’élèvent les bruits,
Cette autre sale race,
Bourdonnants, vrombissants, hululants, claquants,
Fredonnants, glapissants, sifflants, cliquetants :
Jamais Babel n’eut autant de voix.

Ici, le Temps passe
Comme des nuages aux cieux,
Tic-tac, tic-tac, tic-tac, sous tes yeux,
Portant vingt minutes de soleil,
Du temps perdu.

Dans l’éternel climat d’été
Où s’épuisent les dic-dac-dic
De l’essuie-glace lors d’une nuit de pluie
Et les lumières électriques
À sept heures quand la nuit tombe.

À la machine, entretien avec G. Condello

Après la lecture des Travaux et les jours, j’ai souhaité en savoir un peu plus. J’ai proposé à son auteur, Guillaume Condello, de répondre à quelques questions.

Question : Pourquoi avoir emprunté à Hésiode le titre d’un des plus vieux poèmes de la tradition grecque ? Est-ce que c’est une manière de redonner à la poésie l’ambition énorme qu’elle avait, et qu’elle a peut-être perdue, ou au contraire de faire preuve d’une sorte d’humilité, en reprenant le travail du « poète paysan » ?

Guillaume Condello : Un peu des deux, ou ni l’un ni l’autre. Je suis sensible à l’idée que la poésie pourrait parler au commun, chanter le commun, voire le consolider, que ce soit la version antique (Homère ou le projet de Virgile, même si ses rapports au pouvoir sont de ce point de vue plus discutables), ou dans une version plus moderne (Pound, Carlos Williams ou Olson par exemple). Donc il y a une forme d’ambition tout à fait démesurée dans ce texte, surtout quand on sait le lectorat qu’ont les poètes aujourd’hui. Mais il y a une sorte d’imbécilité que je constate dans mon travail, que j’ai appris à aimer, voire à exiger de moi : si je ne suis pas le « poète paysan » – et d’ailleurs comment serait-ce encore possible, dans la mesure où les champs eux-mêmes sont devenus des usines à végétaux ? – je crois que je suis une sorte d’animal qui provient de ces champs transformés en usines. Je n’ai pas de « racines » : et c’est ça sans doute qui fait que j’ai été sensible à Hésiode. C’est toute la distance qui me – nous – sépare de lui qui justifie et exige ce titre. Il est impossible de ne pas avoir une certaine forme de tentation pastorale, et en même temps on sait bien qu’elle n’a plus de sens aujourd’hui. Les formes traditionnelles de communauté, la « substance éthique » est dissoute, mais il est naïf – et dangereux – d’être nostalgique de ses formes traditionnelles. Hésiode chantait une poésie magique et pastorale, et cela allait de soi, car il vivait dans un monde anté-capitaliste. Je crois qu’il nous faut chanter une poésie un peu dissonante, dans la mesure où nous sommes dans les ruines de ce monde : on pourrait y voir (mais peut-être pas les créer) de nouvelles formes de vie apparaitre. Continuer à lire … « À la machine, entretien avec G. Condello »

De la contrainte, III

Chacun doit se dépatouiller dans la grammaire, toujours déjà pris dans des schèmes dont on voit immédiatement, quoiqu’ils contraignent, la dimension libératrice : comment pourrait-on parler, et penser, sans eux ? Le spontanéiste qui essaie de parler sans suivre aucune règle, de se soustraire à toutes, est ridicule : c’est l’enfant (infans). La liberté, en ce sens, est moins l’absence de contrainte que la capacité d’en devenir maître. Pourtant, si la maîtrise de la langue forme de bons candidats à la dictée, elle ne produit pas toujours de bons écrivains – pourquoi ? Que fait-il de plus, l’écrivain ? Drôle de question.

Si l’on se risque à y répondre, on pourra peut-être dire, a minima, qu’il se propose le double défi de créer, et de montrer quelque chose – précisément peut-être : créer une façon de montrer, ou de donner à voir. Comment y parvenir ? Pour celui qui travaille avec la langue, la difficulté semble tenir : d’une part à la nature double du signe (au niveau du mot comme de la phrase) qui vaut comme élément matériel en même temps qu’il porte, qu’il donne, une signification ; d’autre part à la manière conventionnelle qu’a chaque peuple et chaque époque de construire et d’enchaîner des phrases. Il doit donner à voir de manière originale un réel auquel on n’a jamais accès que par des catégories conventionnelles, ceci par un usage pertinent de signes arbitraires ! Autrement dit, user des mots pour dépasser les mots, retourner les mots contre eux-mêmes, écrire pour ôter les noms (Proust). L’usage de contraintes, dans ce cadre, est un outil pratique : règle ajoutée à celles de la grammaire, en concurrence, elle oblige l’écrivain à des déplacements, une manière singulière de construire les phrases, d’organiser les mots – pour autant, un tel usage n’implique pas que l’on y gagne en vision : car ce que l’on gagne en singularité, en bizarrerie de la voix, on peut le perdre en acuité du regard : encore faut-il voir, à travers les contraintes qu’on s’est données (comme on voit dans et par la grammaire). Il suffit pour s’en assurer de penser à certaines productions désastreuses de l’Oulipo, n’importe quelle contrainte ou système de production de clinamen ne donne pas une vision des choses, et si l’usage de la contrainte permet une inventivité formelle qui a, par la systématicité bizarre qu’elle impose à la syntaxe, le goût de la création, il n’assure pas que la voix qu’elle fait singulièrement émerger dise ou montre quelque chose. Rien, d’ailleurs, ne peut donner a priori une telle assurance.

Cette poétique de la vision, qui enjoint à l’art de nous montrer ce que l’usage commun des catégories nous cache n’est pas qu’un kantisme mystique à la sauce Jacobi, qui voudrait nous donner une intuition des choses en soi : elle a bien pris acte, en effet, que nous n’aurons pas d’expérience extra-grammaticale du réel. Celui qui s’y essaie ne s’abstrait pas de la grammaire, il en rajoute. Ou plutôt il la travaille, la tord, ou mieux l’incline, pour faire émerger, dans le texte, au coeur du texte, cette voix ou cette vision qui déplace les usages communs – prenant les choses à l’envers donc de ce que fait une poétique des contraintes : au lieu de partir d’une règle transcendante, étrangère au texte et qui lui demeure extérieure (par exemple, décider a priori d’utiliser n signes par ligne), il part d’une recherche de la voix, dont on observera que sa manière même de dire porte, implicitement, des règles, un style, une déformation de la grammaire, qu’il est loisible d’essayer si l’on veut de formaliser – mais a posteriori. D’une recherche de la voix, c’est-à-dire d’un travail sur la matière linguistique qui en fait émerger, de manière immanente, le rythme.

Illustration : Paul Klee, « En rythme ».