La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide.
I. Kant, Critique de la Raison Pure
Déambulant dans les couloirs du dernier étage de Beaubourg, entre les toiles noires de Soulages, je songe à ce que veut dire C. lorsqu’il m’écrit que seul l’usage de la contrainte, dans le poème, libère.
J’imagine, d’abord, que l’on peut se figurer la contrainte comme une résistance. Par sa rigidité, son inflexibilité, l’intérêt de la contrainte serait d’insérer dans le poème un équivalent, d’autant plus tragique qu’il est arbitraire, du principe de réalité : fixant des règles, elle nous apprendrait que c’est ainsi et ne peut être autrement (il faut la rime, le nombre de pieds, ou autre chose, mais il le faut) et que la fabrication d’un poème n’est donc pas, ne doit pas être une réalisation de nos désirs. Ainsi, contrecarrant l’immédiateté de la volonté, la résistance d’une contrainte même arbitraire nous aiderait à lutter contre la facilité, en nous obligeant à trouver des ressources originales et auxquelles nous n’aurions pu penser sans elle. Et c’est toujours pareil : ce n’est pas celui qui ne suit aucune règle qui produit des oeuvres originales, mais celui qui se donne des règles inédites.
Levant le nez, considérant que je me trouve face à une toile de la seconde période de Soulages, je me demande si l’abandon disons moderne de la figuration doit plutôt être considéré comme un refus de la contrainte (disons, des contraintes idéelles de la représentation) et un désir de voler dans le vide, ou au contraire comme l’exploration des façons dont la matière elle-même contraint : dimensions de la toile, couleur, etc. S’agit-il de se libérer, enfin, des conventions anciennes, pour rendre la peinture à sa spontanéité – ou tout au contraire de travailler d’autres contraintes, plus sournoises, presque invisibles parce que toujours présentes, naturalisées ? Car la matière, le matériau sur lequel on travaille est toujours, forcément, contraignant en un sens : on ne fait pas, on ne peut faire la même chose avec du bois et du papier, avec de l’encre ou du pastel, avec une page de livre ou une toile, etc.
Dès lors, si les propriétés de la matière que nous travaillons (par exemple de l’espace et du temps, de la langue, avec sa grammaire et sa syntaxe, ou de la page, avec son grain et ses dimensions) agissent de toutes façons comme des contraintes qui nous demandent de trouver des ressources, je me demande à quoi peuvent bien servir les contraintes additionnelles comme la rime, la métrique fixe ou bien la justification des vers : si le ciel n’est de toute façon jamais vide, pourquoi lui ajouter, en plus, des nuages ou des vols de charters – la résistance de l’air ne suffit-elles pas à y voler tranquille ? Et le travail de Soulages n’est-il pas d’autant plus intéressant que les contraintes avec lesquelles il travaille sont basiques (et essentielles), c’est-à-dire qu’il trouve dans les seules ressources de la dimension, de la couleur et de la figure une matière à rêver ? Pourquoi s’embarrasserait-il d’autres conventions ? Qu’y a-t-il d’autre à libérer ? Et celui qui appelle au respect de contraintes arbitraires, inutiles et superflues, comme si sans cela nous volions dans le vide – n’a-t-il pas oublié que la contrainte, de toutes façons, est un fait ?
…à suivre
Illustration : Pierre Soulages, 1959