Nous poursuivons ici un commentaire désordonné d’Hölderlin au Mirador d’Ivar Ch’Vavar, commencé ici.
Nous en étions restés face à deux paradoxes enchâssés : d’un côté la poésie serait partout et nulle part (p. 48-49), d’un autre côté sa nature résiderait dans le pouvoir de l’image (p. 164). Le premier paradoxe est clair. La seule manière de le résoudre, ce serait de dire que, dans tous les cas, le travail du poète n’est pas justifié : si la poésie est partout, l’artisanat poétique est inutile. Si elle ne peut être nulle part, il est vain. Affirmer, en sus de cela, que le poète doit produire des images ajoute donc bien un second paradoxe : comment tenir ensemble que le travail du poète est inutile, ou vain, c’est-à-dire que le monde se suffit tel qu’il est – et en même temps : que la poésie est image ? L’Image ne consiste-t-elle pas à montrer le monde autrement qu’il est ? Et donc, donner un contenu positif à l’artisanat du poète ?
C’est le cas, sauf à affirmer, paradoxalement, que l’image est, par l’écart qu’elle opère, ce qui permet au monde d’être ce qu’il est, et au poète de le dire tel qu’il est. Comme l’a bien vu Laurent Albarracin dans sa riche méditation, le détour par l’altérité n’est pour l’image qu’un moment de l’affirmation de l’identité à soi du monde. C’est en ayant recours aux images que le poète s’assurerait ainsi de rendre le monde à ce qu’il est :
La tautologie, écrit Albarracin, est selon moi le sommet caché, impossible, de la poésie. Par elle, on voit que « les choses sont ce qu’elles sont » et que cela n’est pas rien. […] Dans la poésie on rejoue le monde. On parie que l’arbre analogique dit la feuille des choses. L’image poétique n’est pas une évacuation du réel, comme certains l’ont pensé, mais bien une façon de faire tirer la langue aux choses, de les essouffler à force de les faire courir de l’une à l’autre pour qu’elles rendent gorge, qu’elles affichent leur fatigue rose. Faire faire aux choses ce qu’elles sont, c’est les dire.
Voilà une analyse de l’image originale, dont nous allons tenter de démontrer la profondeur, exemple à l’appui, voici la nuit qui tombe : « Une longue chiasse passe en miaulant » (p. 64). Elle permet en effet d’enrichir la rhétorique (ce qu’elle fait, ce qu’elle permet de faire) de l’image d’une nouvelle dimension. Jusque là, on le sait, l’image peut avoir ou bien un rôle cognitif (c’est la comparaison homérique – comparant connu, comparé exotique – qui donne à l’auditoire un outil pour se représenter les actions fabuleuses des héros d’une époque disparue ; ainsi au chant XIII de l’Odyssée : « De même que devant le char on voit quatre étalons / S’élancer à travers la plaine en pointant tous ensemble / Et dévorer l’espace sous les coups de fouet qui claquent : / Ainsi pointait la proue, et en arrière du sillage / Roulait avec de gros bouillons la mer retentissante. ») ou bien un rôle esthétique (Proust s’en sert ainsi comme des tremplins à la rêverie – comparé connu, comparant exotique ; ainsi dans Sodome et Gomorrhe : : « Je ne vis plus de quelques temps Albertine, mais continuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à mon imagination, à voir d’autres fées et leurs demeures, aussi inséparables d’elles que, du mollusque qui la fabriqua et s’en abrite, la valve de nacre ou d’émail ou la tourelle à créneaux de son coquillage. »).
Chez Ch’Vavar (« une longue chiasse passe en miaulant »), il ne s’agit ni de nous permettre de nous représenter un crépuscule (tout le monde en a l’expérience), ni de nous servir du crépuscule comme un tremplin vers l’ailleurs. Il s’agit, bien plutôt, de donner le « sens » du crépuscule (et non son « fait »), en renvoyant à un comparant partageant certaines propriétés (la couleur du crépuscule et de la chiasse) mais ajoutant de nouvelles propriétés (l’odeur, le mode de production, le registre de langue) qui enrichissent le crépuscule de connotations « existentielles ». Alors que l’image cognitive ne va chercher chez le comparant que ce qu’il partage avec le comparé, une telle image va chercher chez le comparant ce que le comparé ne possède apparamment pas, pour le lui attribuer. Ce faisant, il le charge d’une intensité qui fait de chaque image de Ch’Vavar l’équivalent de la célèbre racine de la Nausée :
Et puis voilà: tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour: l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité.
À la lire ainsi, l’image Ch’Vavarienne semble bien souscrire à la définition heideggerienne de la poésie dans Être et Temps : « La communication des possibilités existentiales de l’affection, autrement dit l’ouvrir de l’existence peut devenir le but autonome du parler “poétique” » L’image de la chiasse miaulante, en communicant les possibilités existentiales de l’affection contenues dans le crépuscule, n’a-t-elle pas opéré un « ouvrir de l’ existence » ? Il le semble bien. Et pourtant
Je ne sais pas
Si un poème s’est fait. (p. 165-166)
C’est, me semble-t-il, que l’image de Ch’Vavar ne donne le monde, ou le sens des choses, que sur le mode de la question, de l’hypothèse ou du délire. Sa phénoménologie reste de part en part traversée par l’idée que rien d’autre n’aura eu lieu, que le lieu ; que la poésie est inadmissible, que d’ailleurs elle n’existe pas. Bref, que les choses, les vraies, nous restent peut-être à jamais inatteignables, qu’elles nous demeurent cachées – même au poète – dans quelque faux-plafond de l’existence. Que nous n’avons jamais, quels que soient nos efforts, affaire qu’à leurs fantômes.
(À suivre…)