Au mirador # 4. Concert

La dernière fois, nous avions tenté de montrer le rôle de la pornographie dans le fonctionnement du livre de Ch’Vavar : promesse d’un souterrain reliant le monde des phénomènes à l’en-soi, le sexe féminin apparaissait dans HauM comme l’opérateur vertical d’une mystique déceptive. Il n’en va pas de même d’un élément thématique qui pourrait sembler proche (que la tradition philosophique conçoit en tout cas de manière relativement identique à la relation d’amour) : l’amitié.

Contrairement à l’amour, qui apparaissait comme un face-à-face, l’amitié est dans HauM un côte-à-côte : la bande des pairs est essentiellement du même côté du monde. Tous sont confrontés en même temps au dur réel et au sexe mystérieux des femmes. C’est une bande de sujets. Au dur réel : ce sont des artisans, des « horribles travailleurs » (p. 7), selon la formule que Ch’Vavar aime à reprendre à Rimbaud. Des camarades : ceux qui œuvrent de concert, et dans la même direction. Qui sont complémentaires, mais qui poursuivent le même but. Dont les tâches sont différentes, mais qui ont les mêmes intérêts. Ce faisant, qui apprennent ensemble. En l’occurrence, les camarades d’Ivar Ch’Vavar peuvent ici être classés en deux groupes : il y a ceux de l’époque des événements que raconte HauM, et ceux du présent de l’écriture de HauM. Parmi les premiers, adolescents de (Grande) Picardie (Mentale), on trouve, dès le chant 2, Argo, Guy et Schmitt :

Nous étions venus nous entraîner au bâton et ramasser des champignons
dans l’automne, nos bâtons servaient aussi de fusils et nous
courions haletants de tronc en tronc, simulant une scène au fond
de la forêt, et alors nous avions vu ces feux follets
et c’était le reflet de cette chevelure […].
Mes camarades étaient paralysés et j’ai rejoint seule l’inconnue (p. 28)

Les camarades sont ici venus dans la forêt pour les mêmes raisons que celles qui poussent le poète : aux champignons (comprendre aux hallucinations ? Ils peuvent aussi, à la recherche d’effets identiques, rouler des joints (p. 117-118) ou lire Verlaine (p. 136)). Dans cette scène du chant 2, ils se retrouvent, les pieds dans la boue du réel, spectateurs d’une scène étrange, baignée de fantastique, et qu’ils ne comprennent pas. Ils font un chœur qui symbolise peut-être dans le poème l’attitude du lecteur face au poème, observant et commentant les hauts faits du héros, poète-troubadour en parade amoureuse, poète-chamane ayant accès, l’espace d’un instant, à l’envers des apparences. S’ils sont voyeurs, il est voyant :

extéri.eurement nous [le poète et sa dulcinée]
paraissions échanger lentement des propos, Schmitt et Argo, ils avaient beau
de loin scruter nos mains et nos visages (Guy à genoux
dans les feuilles mortes cherchait ses lunettes qu’une pointe de
branche lui avait enlevées du nez ; il remuait toutes les feuilles,
les deux autres lui faisaient signe de faire moins de bruit)
[…] L’esprit nous transporte /ailleurs […]. L’esprit nous fait /
aller ici et là, nous emmène et nous conduit. […] Argo, Schmitt et Guy
scrutent stupides l’endroit de notre rencontre et de notre disparition – (p. 29-31)

Il en va de manière différente du deuxième groupe de camarades, celui qui est contemporain de l’écriture de HauM : la bande des poètes écrivant régulièrement dans le Jardin ouvrier, la revue d’Ivar Ch’Vavar où HauM fut d’abord publié en feuilleton. Les noms qui sont cités dans le passage suivant sont ainsi ceux d’écrivains dont les textes se trouvaient originellement ou avant, ou à la suite, de tel ou tel chant d’HauM, dans le même numéro de la revue. Ivar Ch’Vavar, en porte-parole, en directeur de la publication, en éditorialiste scrupuleux quoique halluciné, s’adresse au lecteur excité par l’idée de trouver dans les feuillets de la revue quelque chose comme « de la poésie » :

Il n’y a pas de
poésie ici (ô, vous qui cherchez la main en visière au-dessus
des arcades sourcillières), pas la peine, pas de poésie ici. Et
n’y en a pas non plus dans les issues de Christophe
Tarkos qu’il tasse ; pas dans comme Lucien Suel enjambe les
routes de poireaux de chez lui… Il n’y a pas
plus de poésie sur le théâtre de calcédoine, matutinal, d’Alin
Anseeuw, il n’y en a pas dans le monde du
glaucome de Stéphane Batsal, la course du témoin emplumé chez Laurent,
Laurent Albarracin. – Pas de poésie dans les coins et les angles
qui coupent la voix de Christophe Petchanaz et sa voie. Il
n’y en a pas entre les mains mangées de plâtres
durcis de Sylvie Bernardi. […] Pas plus de poésie
dans le tripotement miraculeux, le mani.ement lumineux et la spongieuse prestidigitation de Konrad
Schmitt, tout est sous les yeux. […]
Pas de poésie, rien que des réflexes. (p. 47-48)

Au-delà des références aux textes des autres poètes, il est intéressant de noter le point commun que l’auteur met en évidence : leur activité à tous est décrite comme manuelle, et exempte de génie – « tout est sous les yeux » et il n’y a « rien que des réflexes ». Malgré la pluralité des gestes, tous partageraient ce rapport à la poésie qui est, comme le souligne la page suivante, un rapport au monde. Quel sens peut avoir la revendication de cette identité dans les attitudes ? Cette identité de bande ? Comment comprendre la dimension collective de l’expérience poétique ? On le sait depuis au moins le livre II de la République de Platon, le regroupement des travailleurs se justifie par leur complémentarité. On connaît mieux encore la version libérale, smithienne, de l’argument : la division du travail, qui implique le regroupement dans les usines, permet la création de plus-value. Mais que fabriquent ensemble ces « horribles travailleurs » ?

Chacun a bien une tâche différente (l’un tasse, l’autre coupe et un troisième enjambe), mais quelle est leur complémentarité ? La division du travail va de pair avec la cité, dit Platon. Elle permet d’augmenter le rendement, ajoutait Smith. Mais le rendement de quoi ? Qu’est-ce que produisent, qu’est-ce qu’ont produit, Ch’Vavar et ses amis ? Une revue, Le jardin ouvrier, dans laquelle sont parus, un à un, et entre beaucoup d’autres textes, les chants d’HauM. C’est-à-dire, des livres, pas mal de livres, faits de pages contenant des signes. Elle a produit aussi des manières d’écrire et d’organiser ces signes sur la page. Bref elle a fait tourner la langue, et en a proposé une certaine idée. La langue, ce bien le plus commun, le plus visible aussi, ce bien public : « tout est là sous les yeux », dit le poème. Le faux-plafond mystique est bien une sorte de fiction. Pas de mystère. La parole est à la surface, à la surface des corps. Mais ce n’est pas tout : car on peut si l’on veut écrire des livres seul (ou tout du moins le croire). Et l’existence de publications en revues pourrait n’être qu’une contingence sans rapport avec la nature de la poésie, ou son effort. Il n’en est rien : si la poésie n’est pas (ne doit pas être) une affaire d’individus cloîtrés dans leur singularité, si elle n’est pas non plus l’affaire (universelle) de tous, mais si elle est l’affaire de quelques-uns, qui se regroupent pour faire bande et pour faire des bandes (particulières, rivales) contre d’autres bandes (par exemple la bande des filles contre la bande des garçons, dans HauM ; ou la bande des formalistes contre les lyriques, dans la triste réalité), c’est parce que la littérature n’est pas, comme on le croit souvent, la communication, par un auteur, d’un message à un récepteur.

Un écrivain, en effet, ne propose pas de « message », mais arrache à la langue une vision du monde, qui est aussi une vision de l’histoire (le monde est le lieu du développement du temps ; le « récit » apparaît quand la langue elle-même prend sur soi cette dimension temporelle). Mieux, il propose un concert de visions – ce que l’on appelle, en théorie littéraire, depuis Bakhtine, la « polyphonie ». En cela, c’est une pluralité ouverte qui est offerte à la lecture, pluralité qu’il revient au lecteur de synthétiser, à sa manière. De conclure, s’il le peut. Face soudain à la complexité du réel.

On connaît deux moyens pour réussir cela, qui font les deux genres principaux de la littérature. Le premier, qui laisse un peu de côté la dimension problématique d’une donation du monde dans la langue, consiste à déléguer, comme le romancier, dans un récit la pluralité des visions à une pluralité de personnages. Mais le poète, dont l’œuvre est censée être l’expression monophonique de sa seule voix (même si « je est un autre », il reste seul, n’est-ce pas ?), n’offre qu’un style – une vision. La revue de poésie, qui confronte et articule une multiplicité de textes provenant d’une multiplicité d’auteurs, est donc le second moyen. Et ce qu’elle perd face au roman – en terme d’efficacité narrative, d’intrigue, c’est-à-dire de rendu de la question du monde comme histoire, dans sa temporalité – elle le gagne en étant au plus près de la question de la donation du monde dans une langue. C’est notable, HauM est parue en revue, mais c’est aussi un récit, qui raconte une histoire. Y sont articulés les deux moyens de la polyphonie, à travers ces deux formes de l’amitié : celle des personnages, dans le récit ; celle des auteurs, dans la revue. Littérature totale. Et c’est ainsi qu’Ivar est grand.


(À suivre…)

Pourquoi se raconter des histoires ?

Des histoires, dans la vie comme dans les livres, se racontent, et déroulent des intrigues. L’intrigue est le développement d’un mystère apparent ; l’élucidant, sa conclusion dévoile à la place une simple énigme : des informations ont été différées – mais une fois révélées, la totalité de l’histoire s’agence comme une mécanique. L’intérêt d’une histoire réside donc dans ce différé, ce décalage peu à peu résorbé entre l’apparence du devenir des fragments qui se donnent un par un et la réalité d’un système (inconscient jusqu’à la révélation finale du savoir absolu) où leur place est calculée, ce négatif de l’intrigue avançant en reculant vers la totalité à laquelle elle semble aboutir mais qui l’a créée. Comme elle réduit la création au jeu mécanique des forces, et le sens à l’enchaînement muet des significations, cette mécanique de l’intrigue ne peut que louper le devenir réel, cette création de valeur et de sens, à moins d’imaginer que dans la réalité aussi la fin de l’histoire commande son devenir.

L’historiographie contemporaine nous apprend que l’historien, à la manière du romancier, met en intrigue ; si bien que tout historien qui prétendrait à la véracité serait de ce fait fatalement hégélien (ce qui est grave) ; l’inexistence d’un point de vue absolu et premier dans la réalité signant l’impossibilité pour les intrigues d’être mieux que vraisemblables : il n’y a pas d’histoire vraie. Il arguera, comme le physicien, qu’il sait n’avoir créé qu’un modèle explicatif, à l’aune duquel on peut juger le foisonnement infini du réel. Mais peut-on parler de modèle, si ses éléments sont des évènements singuliers ? L’intrigue, très exactement cette modélisation qui prétend établir une fonction de singularités, par l’intermédiaire d’universaux (”guerre”, “crise”, “révolution”) et de singuliers exemplaires (”la Révolution”, “la Grande guerre”), est bien la seule manière de traiter le passé comme une histoire. Le négatif aura bien pu passer dans le pour soi d’une méthode, l’histoire reste tributaire du délire hégélien. Il faut retourner Aristote : l’histoire est trop philosophique pour pouvoir revendiquer mieux que la vraisemblance.

Les romanciers sont certes moins fous : ils ont marqué « roman », sous leur titre, et n’aspirent souvent qu’à endormir leurs lecteurs. Reste que la probité pourrait leur demander l’observation angoissée de la métamorphose continue d’un réel irréductible à leur mystification d’intriguants – l’observation ou mieux (car elle ne se montre évidemment pas dans sa nudité) : sa révélation. Non pas une histoire, mais une phénoménologie, non une intrigue mais le développement d’un devenir. Voilà qui justifierait, peut-être, la composition d’une telle totalité close (un livre), qui soit moins un jeu de cache-cache avec son lecteur que le lieu de la révélation d’un réel qui lui échappe de part en part, création d’infini dans et par le fini : du sens. Est-ce seulement possible ? Faulkner est-il possible ?