Dana Gioia, « La plantation d’un sequoia »

Tentative de traduction « Planting a Sequoia », un poème extrait de The Gods of Winter, Graywolf Press, 1991.

Toute l’après-midi mes frères et moi avons travaillé dans le verger,
Creusant ce trou, te disposant dedans, le rebouchant avec précaution.
La pluie obscurcit l’horizon, mais les vents froids la retinrent sur le Pacifique,
Et le ciel au-dessus de nous resta du même gris terne
Qu’une année qui touche à sa fin.

En Sicile, un père plante un arbre pour célébrer la naissance du premier fils —
Un olivier ou un figuier — signe que la terre a une vie de plus à porter.
J’aurais voulu faire la même chose, renflouer fièrement le verger de mon père
D’une verte pousse, s’élevant au milieu des branches tordues des pommiers,
La promesse d’un fruit nouveau pour d’autres automnes.

Mais aujourd’hui, à genoux dans le froid pour te planter, toi, indigène et géant,
Nous défions les coutumes de nos pères,
En enveloppant dans tes racines une mèche de cheveux, un cordon ombilical,
Tout ce qui sur la terre reste de la naissance d’un premier fils,
Quelques atomes égarés, renvoyés aux éléments.

Nous te donnerons ce que nous pourrons — notre travail et notre sol,
Une eau tirée de la terre lorsque les cieux feront défaut,
Des nuits parfumés par le brouillard de l’océan, des jours adoucis par la tournée des abeilles.
Nous te plantons dans le coin du jardin baigné par la lumière venue de l’ouest,
Mince pousse dressée contre le coucher du soleil.

Et même lorsque notre famille aura disparu, que seront morts ses frères non-nés,
Éparpillés tous les neveux et nièces, que tombera en miette la maison,
Que la beauté de sa mère ne sera plus que cendres au vent,
Je veux que tu te dresses au milieu des étrangers, tous pour toi jeunes et éphémères,
Et que silencieusement tu gardes le secret de ta naissance.

H. D., « Le poirier »

Suite de la série ‘poésie botanique’, avec une tentative de traduction d’un poème issu du premier recueil d’H. D., Sea garden, 1916.

Poussière d’argent,
Levée depuis la terre,
Plus haut que n’atteignent mes bras,
Tu es montée.
O argent,
Plus haut que n’atteignent mes bras,
Tu nous fais face, en grosses masses ;

Jamais fleur n’ouvrit
Feuille blanche si dévouée
Jamais fleur ne divisa l’argent
D’un argent si rare ;

O poire blanche,
Tes touffes de fleurs,
Épaisses sur la branche,
Offrant les fruits mûrs de l’été
Dans leur coeurs pourpres.

John Ashbery, « Des arbres »

J’ouvre ici une nouvelle section, pour constituer un petit herbier de poésie botanique. Pour l’ouvrir, j’ai choisi de traduire « Some trees », de John Ashbury, issu de son premier recueil, éponyme.

Ceux-ci sont incroyables : chacun
Se raccordant à son voisin, comme si la parole
Était une performance continue.
S’arrangeant par hasard

Pour se rencontrer aussi loin en ce matin
Du monde qu’on s’accorde
Avec lui, toi et moi
Sommes soudain ce que les arbres essaient

De nous dire de nous :
Que leur simple être, là
Signifie quelque chose — que bientôt
Nous allons toucher, aimer, clarifier.

Et heureux de n’avoir pas seulement inventé
Une telle suavité, nous sommes encerclés :
Un silence déjà rempli de bruits,
Une toile sur laquelle émerge

Un choeur de sourires, un matin d’hiver.
Placés dans une lumière étrange, et mouvants,
Nos jours mettent une telle réticence
Ces accents semblent leur défense.

Edwin Thumboo, « Ulysse près du Merlion »

Edwin Thumboo, né en 1933, est un peu le poète national de Singapour — le Victor Hugo local. Il a écrit en 1979 un poème qui en est l’hymne officieux, « Ulysses by the Merlion » dont il n’existe pas à ma connaissance de traduction en français (le Merlion, monstre composé d’une tête de lion et d’une queue de sirène, est l’emblème de Singapour ; sa statue se trouve à l’entrée de l’île ; il veille comme une vigie, face à la mer). Voici une tentative de traduction :

J’ai navigué sur bien des eaux,
Esquivé des ilots de flammes,
Lutté contre Circé
Qui aimait tant le grouinement des porcs ;
J’ai passé Scylla et Charybde
Pour sept années auprès de Calypso,
Me suis battu contre les dieux.
En arrière-plan
Je restais fidèle à Ithaque, je voyageai,
Voyageai, voyageai,
Souffrant beaucoup et jouissant peu,
Je vis des gens étranges chantant
Des mythes nouveaux ; et je fis des mythes moi aussi.

Mais ce lion des mers
Avec sa crinière salée, ses écailles, sa queue fantastique,
Son aura de puissance, son air insistant
Sur cet étroit promontoire…
Laisse perplexe.

Rien, rien dans toute ma vie
N’aura préfiguré cet être
Mi-bête, mi-poisson,
Cette créature puissante, et des terres et des mers.

Les hommes s’installèrent ici,
Apportant dans cette ile
La générosité des mers,
Ils construisirent des tours sans faîte comme celle d’Ilion.
Ils fabriquent, ils obéissent,
Ils achètent, ils vendent.

Malgré des voies bien différentes,
Ensemble ils se transforment,
Explorent les limites de l’harmonie,
Cherchent le centre ;
Ils ont changé de dieux,
Gardant pour seuls souvenirs de leur race
La prière et le rire, la manière
Qu’ont leurs femmes de s’habiller, la politesse.
Ils tiennent les bons vieux rêves des ancêtres —
Si beaux, si radieux —
Dans de nouvelles visions,
Lumineuses et urgentes,
Pleines de ce qui fait maintenant.

Peut-être d’avoir dû faire face à des choses
Qui les écrasaient de leurs poids,
Leurs esprits aspirent de nouveau à des images,
Ajoutant au Dragon, au Phénix,
À Garuda, à Nâga, ces Chevaux du Soleil,
Ce lion des mers-ci,
Cette image d’eux-mêmes.

Th. Kwek, Carnet de Pékin, II

Je poursuis ma lecture d’Unfree Verse, l’anthologie de la poésie formelle de Singapour. Voici un essai de traduction d’un sonnet de Theophilus Kwek datant de 2015. C’est le deuxième moment d’une série intitulée Carnet de Pékin, et précédée de la mention « Marco Polo, fin 2014. »

Et de nouveau j’essaie de leur parler des pluies.
De la façon dont en novembre nos canaux grossissent
du ruissellement, et les dernières péniches de céréales,
d’or engrangé. Ils pensent que ça n’est pas pratique

d’attendre ainsi le retour de nos tempêtes et marins,
chacune plus capricieuse que la précédente,
ou le passage des caravanes, des cerceaux et licous,
étant donné chaque été au jeûne du désert.

Le sable arrive de l’ouest, comme un animal
recouvrant la ville un jour sur deux
quand le palais de la cité disparaît, interdit.
Reste que je n’ai jamais vu si bel endroit

en hiver, lorsque nous, venus si loin, nous éveillons
au soleil et aux rires courant sur le lac gelé.