Osaka

grouillante d’individus bizarres
excentriques &
cassés /

(au milieu d’une architecture 70’s traitant son histoire un peu par-dessus la jambe)

on dirait une ville intérieure, l’essentiel de l’activité, commerçante, se passant de l’autre côté des murs, en sous-sol ou le long de kilomètres de galeries gavées de monde qu’on n’aperçoit que par hasard, lorsque coupées par une rue perpendiculaire elles doivent laisser
leurs lèvres bées
affleurer à l’air libre

oui dehors est
du béton aux façades le long
verre des rues désertes

deux millions six cent mille habitants pour un décor sans signe traversé par des autoroutes suspendues par dessus les canaux

une fois en l’air sur leurs échasses
de béton traversant
dans des loopings vertigineux

la ville acéphale

des cubes posés près de gare-
passerelle sous la foule aperçue

fuit le soleil
vomie d’un immeuble &

ravalée par l’autre un village à la verticale de trente-deux étages marchands

du fromage de sous-sol bondés jusqu’aux restaurants là-
haut : les rues ne sont qu’un paysage en creux pour le vertige
/ la ville est droite /

on ne s’y perdra pas on n’y entendra pas le bruit des camions
/ en-dessous /
les souterrains se nouent en gares

remplies d’échoppes & l’on y tient sa gauche

à l’intérieur derrière les murs sous les rues / au sud de tout /

les quartiers populaires s’étalent dans des galeries cradingues qu’on n’a pas rénovées depuis trente ans : qui tombent en loque : malgré l’effort municipal d’accrocher aux murs des lampions dernier cri tout à fait modernes & des petits vieux qui traînent dans des joggings miteux derrière
un déambulateur d’oxygène

la fête ici s’est retirée pareille
à une vague n’ayant laissé
sur le rivage que des gueules démolies
pliées dedans des corps en vrac
errant comme des chiens
paumés dans l’éternel

dimanche matin

Tokyo n’existe pas

A la veille de déménager, un souvenir de Tokyo (février 2007).

On est moins perdu quand on ne sait pas où l’on est que lorsque l’on ne comprend pas où l’on va ; et celui qui, connaissant pourtant ses coordonnées dans un référentiel, marche inintelligiblement dans la direction opposée à celle qu’il veut et croit suivre, celui-là peut se dire perdu. A Tokyo, nous cherchons depuis trois jours à retrouver Ueno en partant de Minowa (séparés d’à peine une station sur la même ligne de métro) et c’est toujours pareil : quelles que soient les directions que nous choisissons, nous nous retrouvons à chaque fois plus loin de la grande gare.
Le premier jour, nous dirigeant dans un premier sens, nous tombons sur un plan où ne sont dessinés que des blocs (ou des pâtés de maisons) portant le même nom, recopié six, sept fois – très utile ! Mais de direction, zéro, aucune promesse. Nous traçons alors au hasard, ne trouvons rien, demandons à quelques grands-pères, sans succès.
Le lendemain, nous trouvons un autre plan de ville, près des distributeurs de thé vert et de café au lait. Après l’avoir consulté, nous décidons d’essayer une rue opposée à celle que nous avons foulée, croyons-nous, la veille ; nous enjambons des voies ferrées (c’est bon signe), passons sous des rails de métro, traversons des rues, des boulevards, coupons des carrefours ; et arrivons à un second plan – ô déception, il nous apprend qu’à nouveau nous avons échoué, et sommes à l’extrême inverse, c’est-à-dire au symétrique de Ueno par rapport à Minowa.
Qui ne verrait là le signe d’un dépaysement radical ? Ce sont les plans qui nous perdent.
D’abord, ils ne sont pas orientés vers le Nord, mais tantôt par-ci, et tantôt par-là, selon la physique du quartier, comment dire, selon son champ magnétique propre. Je tourne le guide dans tous les sens, pour recouper la représentation du quartier avec une vue d’ensemble, en tirer un indice, l’idée d’une direction, un horizon, mais rien n’y fait : tout se passe comme si les quartiers ne communiquaient pas, et les tokyoïtes eux-mêmes sont incapables, si nous leur demandons comment s’y rendre à pieds, de nous désigner la localisation d’un lieu situé hors de ce champ. Ils hésitent, hochent la tête, sourient, tournent sur eux-mêmes et grimacent, piétinent le sol, avant de nous renvoyer d’un geste désolé vers une station de métro.

Ainsi personne, semble-t-il, n’a de vision globale de la ville, ce complexe de quartiers qui se touchent, d’accord, mais ne communiquent que par les souterrains – chacun possède son orientation propre, son haut et son bas, distribués autour d’un centre de gravité toujours identique : la station de métro. Et, comme il arrive peut-être aux particules lorsqu’elles changent de champ de force, nous faisons face à des perturbations qui nous déportent, et mettent nos représentations de l’espace sens dessus dessous à chaque fois que nous tentons de sortir d’un plan particulier, croyant sans doute que derrière la multiplicité des quartiers demeurait quelque chose, la Ville, qui les tenait ensemble. Or Tokyo n’existe pas.

Décapage n°39

Le numéro 39 de la revue Décapage sortira le 11 juin. A l’intérieur de ce généreux volume, orchestré par J.-B. Gendarme qui ne l’est pas moins, carte blanche à cinq éditeurs ; des nouvelles (notamment celles de Claire Fercak ou G. K. Chesterton) ; des chroniques (de Vincent Delecroix, Grégoire Polet, et même ! Emmanuel Carrère). Perdu au milieu de ce beau programme, vous trouverez le texte qui ouvre la série De l’existence des villes,  sur Edimbourg.

Résidence dans la ville

Je résiderai une partie de l’année 2010 à la villa Kujoyama, Kyôto ; voici un extrait du projet qui a soutenu ma candidature :

Ohashi, averse soudaine à Atake, Hiroshige

Mon projet concerne l’écriture d’un ensemble de cinq pièces mixtes (vers et prose), que j’appelle par commodité des épopées, à l’intersection du reportage et de l’élégie – la matérialité du lieu et la légèreté du chant se faisant face et se répondant, se défiant, s’unissant dans le mouvement du corps marchant. Chacune d’entre elles concernera une ville japonaise, le tout dressant un portrait à la fois partiel et bigarré, incomplet et saturé, d’un certain esprit de la vie urbaine au Japon, sinon de l’esprit japonais. A l’intersection de la poésie et du reportage, en faisant de l’écriture l’acte qui, soulevant le voile du quotidien, révèle le sens de ce monde, en devenir, qu’est une ville.

Il me semble en effet que le concept de ville est exactement ce qui fait pendant à celui de monde : le relief compliqué d’une ville distribue sur trois, quatre, six niveaux, passages, escaliers et terrasses par lesquels se connectent, comme en un organisme un peu baroque, échoppes et cafés, bureaux et habitations ; tout y est lié ; on pourrait ne pas en sortir ; dans ses multiples dimensions une ville épuiserait le sens d’une vie ; d’une certaine manière c’est un petit monde. Mais en même temps : les temples, les fortifications, le palais impérial ou les petites maisons ont traversé les siècles. Presque mille ans d’architecture se donnent, dans la plus bizarre succession, cependant que les grues continuent de consolider, d’amender, d’inventer une forme pour demain. Une ville, alors, n’est plus un monde, car les mondes se donnent tout d’un coup, Big Bang ou Création, quand les villes, elles, sont pleines d’histoires divergentes, les traversant et les transformant à des vitesses multiples. Les strates hétérogènes qui lui donnent sa forme ne se composent selon aucune intention ; aussi sa beauté tient-elle du miracle, l’unité monstrueuse qui la tord et la resserre nargue l’unilatéralité des architectes totaux de mondes, de parcs d’attractions ou même de « villes nouvelles » : née de l’histoire, c’est-à-dire de plusieurs histoires, une ville ne s’enferme pas dans une idée. Des temporalités différentes la travaillent : l’harmonie qu’elle semble présenter n’est qu’un équilibre impossible, tenu par personne, rien.

ça décape

A partir du n°39 (été 2009) je m’occuperai, dans la revue Décapage (qui publia six proses du TGV dans son n°35), d’une chronique intitulée L’existence des villes. Il s’agira, en quelques phrases, de brosser le portrait d’une ville, en essayant à chaque fois d’articuler la singularité d’un lieu avec l’idée que l’on peut se faire de ce qu’est une ville, en général. Je commencerai par Edimbourg. Après quoi viendront (tant que JB Gendarme ne me vire pas) Tokyo, Londonderry, New York, Medellin…

Une bonne occasion pour rappeler la sortie imminente (15 avril) du n°38 d’icelle (printemps) à la maquette rajeunie et au sommaire alléchant : outre les chroniques régulières (de G. Polet, V. Delecroix, etc.), un dossier sur les cent ans de la NRF ainsi que des textes de Blas de Roblès ou Gouzou, vous pourrez lire  une excellente nouvelle du non moins excellent ami Schmutz.

Dans les bonnes librairies, 8,50 euros.